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tourne à la pluie, et le 2 décembre, par un orage affreux, Omer-Pacha donne l’ordre de marcher ; mais, ainsi que cela ne pouvait manquer de lui arriver à cette époque de l’année, il se trouve à chaque pas arrêté par le débordement des eaux. Parvenu aux bords du Tcheniss-Zkal, rivière qui forme la séparation de l’Imérétie et de la Mingrélie, il la trouve tellement gonflée par les pluies, qu’il se voit obligé d’attendre quatre jours pour la passer. Enfin le serdar-ekrem reçoit la nouvelle de la reddition de Kars. Dès lors le général Mouravief peut apparaître d’un moment à l’autre. Aussi l’armée turque reçoit-elle incontinent le signal de la retraite. Cette retraite, dit l’Anglais Lawrence Oliphant[1], se fit dans un effroyable désordre. C’était à qui regagnerait le plus vite les bords de la mer. Les pachas retrouvaient pour s’éloigner une ardeur que nul jusque-là n’aurait pu deviner en eux. La confusion était effroyable, et l’apparition d’un millier de Cosaques eût suffi pour changer cette retraite en une complète déroute.

Le généralissime des troupes ottomanes ne devait pas échapper à la honte d’avoir si misérablement abandonné la garnison de Kars. Le colonel Williams flétrit sa conduite d’un seul mot : « J’ai tenu, dit-il, jusqu’au jour où j’ai appris qu’Omer-Pacha était débarqué à Soukoum-Kalé[2]. » Le colonel avait reçu cette nouvelle le 24 novembre ; il réunit à l’instant les généraux turcs, et leur exposa que, tout espoir de secours étant perdu, il ne leur restait plus qu’à se rendre. Tous en tombèrent d’accord, et le mouchir l’ayant autorisé à traiter, il se rendit auprès de Mouravief. Le général russe l’accueillit avec courtoisie, se montra d’abord résolu à considérer comme prisonniers de guerre tous les défenseurs de la place, qu’ils appartinssent au nizam, au rédif, ou aux corps irréguliers. Le colonel Williams intercéda vivement pour les rédifs, qui, appartenant à la réserve et laissant leur famille dans le dénûment, méritaient un intérêt particulier. Il obtint que la liberté serait rendue à tous les hommes qui ne feraient pas partie du nizam. La capitulation fut signée dans ces termes le 27 novembre 1855. La nouvelle s’en répandit bientôt dans la ville. Ce fut pour tous un cruel moment. Les soldats, les habitans, les femmes même, dans un sentiment de patriotique douleur, oubliaient leurs longues souffrances. Se rendre à des giaours était une profonde humiliation pour cette race particulièrement belliqueuse et fanatique des Karslis, qui, engagés dans

  1. The Trans-Caucasian campaign of the Turkish army under Omer-Pacha, by Lawrence Oliphant ; London 1856.
  2. Nous avons fait remarquer déjà que le choix de Soukoum-Kalé, port situé à vingt lieues au nord de Redout-Kalé, entraînait forcément des lenteurs qui condamnaient l’entreprise à ne pas atteindre, son but, la délivrance de Kars.