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avoir gardé quelque chose des êtres passionnés qu’ils désignaient. Pour moi, c’est comme une poussière où je sens brûler une vertu que je voudrais saisir et montrer. Parmi ceux dont j’appris la mort avec la plus profonde et la plus respectueuse émotion, je dois mettre au premier rang un officier d’une famille anciennement alliée à la mienne, le colonel du 55e de ligne, Charles de Maleville. Le colonel de Maleville avait pris le drapeau de son régiment pour porter en avant ses soldats sous un de ces feux écrasans qui brisent parfois les plus héroïques efforts. Ce fut entre les plis de ce drapeau qu’une balle le frappa mortellement. Il y a dans une mort semblable une sorte de prédestination glorieuse. Comme ceux dont le dernier soupir s’exhale sur le crucifix, ceux qui meurent en embrassant le drapeau semblent associer dès ce monde leur nature défaillante à la nature d’un objet impérissable et sacré. Je sus aussi qu’il s’était accompli dans cette journée de Solferino un de ces faits saisissans et douloureux qu’on aurait attribué à quelque loi implacable dans les temps antiques, mais où la foi chrétienne nous apprend à ne voir qu’une mystérieuse élection. Le commandant Mennessier mourait le troisième de trois frères partis en même temps pour l’Italie. Louis et Stanislas Mennessier, l’un lieutenant-colonel, l’autre capitaine, avaient reçu des blessures mortelles à Magenta. Le 24 juin, à la fin de l’action, Alphonse Mennessier, déjà blessé au bras, tombait à son tour pour ne plus se relever. Jeunes, intelligens, bien doués, ces trois frères étaient entourés dans l’armée de la bienveillance toute particulière qu’inspirent un même sang animant plusieurs cœurs généreux, un même nom hardiment porté par les efforts réunis d’hommes vaillans. La famille que Dieu a choisie pour faire une si complète offrande mérite de ne pas être oubliée. Je souhaiterais que ma parole eût la vertu de ce sacrifice pour en conserver le souvenir.

Je voudrais parler longuement de nos morts, mais je suis découragé par l’immense étendue d’un champ de bataille où gisent tant de cadavres qui me montreraient des visages familiers à mes yeux, si je venais à les retourner. Ma frêle barque sombrerait d’ailleurs si j’essayais d’y recueillir toutes les ombres que je reconnais, qui me regardent et par qui je me sens appelé. Il est un trépas cependant que je ne veux point passer sous silence, quoiqu’il n’ait pas illustré nos armes. Le 25 juin au matin, en accompagnant le maréchal Canrobert dans une reconnaissance sur la route de Goïto, j’appris la mort du prince Windischgraëtz. Cette mort, nous dit-on, remplissait les Autrichiens d’une tristesse profonde. Si le récit qui s’en est répandu reproduit fidèlement la vérité, cette tristesse devait être accompagnée d’orgueil. Le prince Windischgraëtz attaquait une ferme