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de Bellone, qui les avait allaités de la plus énergique liqueur de ses mamelles. Aussi tous ceux qui les ont connus se rappellent la joie dont ils rayonnaient quand ils pouvaient courir à cette formidable nourrice. Le général Espinasse avait pour officier d’ordonnance un de ses cousins, jeune homme à la nature chevaleresque, haut de cœur, prompt de main, soulevé facilement par toutes les émotions généreuses. Le lieutenant Froidefond, ainsi s’appelait cet officier, pour qui je me sentais un vif attrait, tomba dans les rues de Magenta, près de son général. Voilà encore un homme qui fut traité par la Providence suivant ses ambitions et ses instincts. Certainement, quand leurs cadavres sont encore chauds, on voudrait rappeler à la vie les braves gens que la mort vient de frapper, on s’indigne contre le coup qui les atteint tout en sachant que leurs cœurs y auraient souscrit. L’avenir se réjouit de ces trépas que pleure le présent, c’est là ce qui doit nous consoler. Ces morts héroïques, qui passent en quelques brèves paroles d’une génération militaire à l’autre, se dégagent peu à peu des tristesses dont elles étaient entourées pour ne plus garder que leur virtuel éclat.

L’empereur avait établi son quartier-général à San-Martino, dans une petite maison ombragée par ces grands sycomores qui se réfléchissent dans les eaux transparentes du Tessin. Cette petite maison se composait de deux chambres également étroites, également nues, l’une que s’était réservée le souverain, l’autre où se pressaient tous les officiers de sa suite. Je sentais une faim violente et j’étais dévoré par une de ces soifs particulières aux champs de bataille, qui semblent avoir fait passer dans notre gosier toutes les ardeurs de notre cœur. J’obtins un morceau de pain et quelques gouttes de vin qui étaient dans cette résidence impériale le présent de la plus généreuse hospitalité, car la table de l’empereur, ce jour-là, avait été en harmonie avec son logis. Je quittai ce glorieux et détestable gîte pour me diriger vers des pénates inconnus que je devais trouver plus sordides et plus bouleversés encore.

La maréchal Canrobert alla camper de sa personne en avant des positions que la garde avait si vaillamment enlevées le matin. De hautes masures couvertes par le combat de la journée d’innombrables cicatrices se dressaient en face l’une de l’autre dans les ténèbres. Le seuil d’une de ces maisons était éclairé ; la porte laissait passer par ses fentes des rayons de lumière. Je poussai ces planches mal jointes ; elles glissèrent dans une flaque de sang où gisaient quelques couvertures grossières. Ces couvertures étaient jetées sur des cadavres, placés entre des chandelles fumeuses, qui reposaient sur ce sol ensanglanté. J’étais entré dans une chambre mortuaire. Je quittai cette demeure où les vivans n’avaient pas le droit de dormir, et j’allai au gîte opposé.