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ville. Nous habitons dans une rue sombre une vaste maison un peu triste, mais qui ne me déplaît point, une de ces maisons où se cache le génie intime et rêveur de la province. Un jardin avec d’étroites allées, quelques fleurs communes, une herbe capricieuse, poussant çà et là dans l’indépendance de tout jardinier ; une sorte de grand hangar, à la fois remise et vestibule, où aboutit un escalier rustique qui conduit aux appartemens du premier : voilà notre demeure de Tortone. Nous prenons nos repas au rez-de-chaussée, dans une salle basse donnant sur le jardin. Le soir, à l’heure du dîner, la musique des régimens de ligne vient se faire entendre sous les fenêtres de notre salle à manger. J’en demande pardon aux grands maîtres qui ont fait dans le monde des sons tant de rares et précieuses conquêtes ; mais les airs communs ressemblent aux fleurs communes, ils ont un charme qu’on est obligé de subir. Dans la vie guerrière, ce sont les seuls qui répandent dans les cœurs une gaieté salutaire ou une mélancolie inoffensive. Notre musique militaire à Tortone m’a laissé des souvenirs qui s’accordent avec ceux du jardin où elle résonnait. Ses accens ne rappelaient guère l’harmonie qui, dans un drame de Shakspeare, arrache au prince d’un de ces splendides et fantastiques pays créés par le génie du poète anglais des cris d’une volupté douloureuse. Ils ne s’étaient point chargés d’une mystérieuse et fébrile tendresse en passant sur un parterre de violettes délicates où une fille de roi pourrait se choisir un bouquet ; ils avaient tout simplement l’éclat, la fraîcheur, la santé des vives et fortes roses entre lesquelles ils étaient nés.

Nous étions à Tortone depuis trois jours, quand le canon se fit entendre une après-midi dans la direction de Voghera. À l’instant où ce bruit retentit, le maréchal Canrobert était à Ponte-Curone, village situé entre Voghera et Tortone, où le maréchal Baraguay-d’Hilliers avait son quartier-général : le maréchal Baraguay-d’Hilliers lui apprit que cette canonnade était le résultat d’une rencontre entre les Autrichiens, qui depuis quelques jours poussaient des reconnaissances offensives dont il était las, et le général Forey, qu’il avait envoyé pour mettre fin à ces démonstrations. Le général Forey livrait en ce moment, près de Casteggio, en avant de Voghera, ce combat qui a pris le nom de combat de Montebello. Tandis que le maréchal Canrobert s’entretenait avec le maréchal Baraguay-d’Hilliers, j’écoutais, dans une grande pièce où se tenaient quelques officiers, ce canon que pour la première fois j’entendais en Italie. Malgré ce qu’elle a de lugubre, avec ce je ne sais quoi de voilé et d’amplifié en même temps que lui donne la distance, cette voix du canon nous réjouissait ; elle nous disait que les heures attendues étaient enfin arrivées, qu’une nouvelle guerre faisait son entrée