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ces lieux m’ont ému, et j’y ai vu ce que ne pouvait y voir un Allemand, même amoureux de notre pays ; j’y ai vu un objet plus éclatant mille fois que l’herbe humide sur laquelle il brillait, ce voile merveilleux que notre gloire y a laissé et qu’aucune puissance ne pourrait faire disparaître.

La reconnaissance piémontaise qui s’avança jusqu’à Tortone nous apprit que les Autrichiens étaient en retraite ; tandis que l’ennemi s’éloignait sans avoir détruit nos lignes télégraphiques, nos chemins de fer, tous les moyens d’action dont nous avions un si grand besoin, notre concentration s’opérait. Nos communications avec Turin étaient assurées, nos communications avec Gênes régulièrement établies. Nous n’avions plus désormais qu’à tenter ces épreuves abordées par notre armée avec tant de confiance. Les mauvaises heures étaient passées. Me voici arrivé aux faits éclatans ; mais je ne veux pas me séparer d’une époque où j’ai goûté plus d’une fois, malgré bien des tracas extérieurs, les plus précieuses jouissances du recueillement, sans raconter un incident qui se lie à des pensées dont l’expression serait, suivant moi, une profonde initiation à ce que j’appellerai la vie spirituelle en temps de guerre.

Entre une journée de fatigues et une nuit destinée aux veilles, le maréchal Canrobert voulut essayer un soir d’aller au théâtre d’Alexandrie. On nous introduit dans une vaste loge d’où nos regards se promènent sur une salle spacieuse, élégante et bien disposée, comme l’est toute salle de spectacle en Italie ; mais cette enceinte lumineuse et parée est littéralement déserte. Toutes les loges ont cet aspect si singulièrement désolé qu’offrent les loges vides. Aucun spectateur n’est assis sur les banquettes du parterre. Nous sommes tout éveillés au milieu d’un rêve familier à ceux qui connaissent dans ses mille détours la cité des songes. Nous voyons autour de nous des lambris dorés, des lumières, tout ce qui est préparé pour les fêtes, tout ce qui attend la foule ; mais à la place de la foule règne une solitude qui, dans ces lieux ornés, a quelque chose d’effrayant et d’étrange, comme un cadavre sur un trône. J’étais sous la pénible impression de cette salle vide, quand, au son de quelques violons criant dans ce désert, la toile se leva. On jouait une pièce de Goldoni. J’ai contre Goldoni des préjugés qui datent de loin. Il y a déjà de longues années, au temps de mon enfance, j’essayais de le lire dans de vieux volumes revêtus d’une couverture qui m’attristait ; ^e suis convaincu aujourd’hui que c’était son pâle esprit qui donnait à cette couverture une teinte chagrine, puisque je trouvais quelque chose de vivant et de joyeux à la couverture plus flétrie encore qui habillait le livre jauni où résidait pour moi, à la même époque, le génie de Molière.