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raison de ce que vous étiez, ajoutera beaucoup à votre bonheur, si vous l’entendez comme l’entend la généreuse Tonine.

— Qu’elle me le dise vite, car je ne veux pas, je ne peux pas avoir jamais d’autre idée que la sienne. Parle, ma chère Tonine, je vois bien que la fortune n’est pas toujours aveugle, comme on le prétend, puisqu’elle s’est donnée à toi ; mais je ne serais pas digne de partager ton sort, si je ne partageais pas tes sentimens.

— Eh bien ! apprends, répondit Tonine, comment j’ai hérité de mon beau-frère, et tu comprendras nos devoirs. Te souviens-tu qu’il était fort malade quand tu es parti ? Il avait abusé de tout, il se sentait mourir, et avait peur de la mort. C’était une mauvaise tête plutôt qu’un mauvais cœur. Il se repentait du passé. Il voulut me voir, me demanda de lui pardonner le malheur de ma pauvre sœur. J’y mis pour condition qu’il ferait quelque chose de charitable pour les pauvres de la Ville-Noire. Il le promit, et je lui donnai des soins et des consolations. Quand on ouvrit son testament, nous fûmes tous bien étonnés de voir qu’il me laissait l’usine ; mais il y avait une condition : c’est que j’adoucirais les peines que la dureté de son chef d’atelier et son indifférence avaient causées. Dès lors, tu vois, mon ami, cette condition-là, je ne sais pas si la loi nous en demanderait compte ; mais je sais que Dieu est bon comptable, et qu’on ne le triche pas. C’est à nous de bien nous tenir, si nous ne voulons pas qu’il nous abandonne.

— Sois tranquille ! répondit Sept-Épées, qui jusque-là s’était senti un peu accablé sous le bienfait de Tonine, et qui tout aussitôt releva la tête avec enthousiasme. Je ne sais pas si je suis aussi bon et aussi religieux que toi ; mais je suis diablement fier, et je ne crois pas qu’il me serait possible de vivre sans te voir fière de moi.

Pendant le dîner, qui fut satisfaisant pour l’appétit, sans aucune recherche, Sept-Épées remarqua un grand changement survenu chez Tonine. Autrefois, bien qu’elle eût autant d’esprit que lui, il y avait comme une différence de niveau dans leur éducation, et la jeune ouvrière avouait son ignorance sur beaucoup de choses pratiques qui avaient leur importance aux yeux du jeune artisan. Avec le changement de position, l’horizon de Tonine s’était agrandi. Elle avait voulu entendre de son mieux la science et les arts de l’industrie qu’elle avait à gouverner, et, sans être sortie de son Val-d’Enfer, elle s’était mise au courant du mouvement industriel et commercial de la France.

Sept-Épées fut donc très heureux de pouvoir causer, devant elle et avec elle, de tout ce qu’il avait acquis et observé, sans craindre de trouver en elle des préoccupations étrangères à la nature de ses connaissances. Il eut la satisfaction de pouvoir l’éclairer encore sur le progrès qu’elle pouvait imprimer autour d’elle, et de se voir