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elle avait à sa disposition de ces hommes qui pour les empires valent des armées. Lord Stratford à Constantinople, le colonel Williams à Kars allaient, par la seule force de leur volonté, rendre à la Turquie défaillante un dernier souffle de vie.

Le colonel Williams était le type de cette énergique race anglo-saxonne qui partout semble appelée à dominer. Seul au milieu de ces régions barbares, il n’hésite pas à s’emparer du gouvernement du pays. Pour rétablir la discipline dans l’armée, l’ordre dans l’administration, il se voit obligé d’entrer en lutte ouverte avec cette société corrompue. Son inexorable sévérité lui attire bientôt la haine des généraux, des gouverneurs de province, des administrateurs des finances, des fonctionnaires de tout ordre acharnés à la curée des provinces de l’empire. Irrité des obstacles que ces misérables lui suscitent, il les dénonce au divan, les fait arrêter, les envoie sous bonne garde répondre à Constantinople de leurs méfaits. Grâce à ces exemples, il parvient à se faire obéir ; maître dès lors de la situation, il commande, il exécute, et devient ainsi l’âme de la défense du pays. Au nom de lord Stratford, tout tremble devant lui, car, les Turcs le savent, lord Stratford à son tour fait trembler le divan. Il parle au nom de l’Angleterre, et le langage de cette puissance est le dur langage que tenait Rome à ses alliés. « Votre excellence, écrit lord Clarendon, informera Rechid-Pacha du parfait mécontentement que cause au gouvernement de sa majesté la conduite des affaires en ce qui concerne l’armée d’Asie. » Lord Stratford n’est point homme à atténuer dans ses communications de si hautaines paroles ; il ne ménage au divan ni les leçons, ni les réprimandes, ni les injonctions, à peine voilées sous la forme de conseils. La physionomie de cet homme d’état, qui eut une si grande influence sur les destinées de la Turquie, se détache nettement dans sa correspondance. À chaque pas se fait jour l’âpreté de ce caractère difficile, cassant, mais ferme, actif, infatigable dans la défense des intérêts qui lui sont confiés. Nous le voyons discuter les plans de campagne, présider au choix des généraux, à l’organisation de leurs armées, surveiller les préparatifs de guerre, presser les envois de troupes, de vivres, de munitions. Il entre, en ce qui touche l’Asie, dans les moindres détails que lui signale le colonel Williams. Les sabres de cavalerie sont trop courts, ils doivent être remplacés par d’autres achetés en Angleterre. L’étamage négligé des gamelles est une cause de dyssenterie pour les troupes, il faut se hâter d’y porter remède. Le calibre des balles ne peut être le même pour les armes rayées et les fusils de munition. Rien, on le voit, n’échappe à sa vigilance ; mais en même temps sa seigneurie ne daigne pas même accuser au colonel Williams réception de ses dépêches.