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réelle sur les événemens de cette époque, mais elle nous permet d’analyser la situation de l’empire ottoman au sortir d’une de ces révolutions qui parfois rendent aux nations une nouvelle vie, qui parfois aussi épuisent leurs dernières forces.

La tâche que le sultan Mahmoud avait si laborieusement poursuivie pendant le cours de son règne pouvait être considérée vers la fin de 1853 comme définitivement accomplie. L’antique organisation militaire et féodale due au génie des premiers conquérans turcs était détruite de fond en comble : les milices des sipahis et des janissaires, qui en formaient la base, avaient perdu leurs privilèges et leurs domaines ; le régime du sabre faisait place aux formes savantes et compliquées d’un gouvernement emprunté à la civilisation la plus avancée ; les institutions nouvelles étaient acceptées sans résistance, et déjà des esprits ardens voyaient en elles la régénération de la Turquie. Cependant l’œuvre de Mahmoud n’avait pas encore subi sa dernière épreuve : la guerre allait faire reparaître, à travers cette couche d’une civilisation factice, les vices qui depuis des siècles minent l’existence de l’empire.

Aujourd’hui la situation de la Turquie ne pourrait laisser d’illusion à personne, si les idées n’avaient été complètement faussées par les publications passionnées qui, pendant le cours de la dernière guerre d’Orient, vinrent inonder l’Europe. Les apologistes de la Turquie avaient alors seuls la parole : ils se gardaient de nous dévoiler les hontes et les misères de nos alliés ; ils nous les montraient, au milieu même de leurs malheurs, dignes de toutes nos sympathies par les mâles vertus dont ils avaient conservé l’héritage. Depuis six mois, ne tenaient-ils pas en échec les armées du tsar sur les bords du Danube ? n’avaient-ils pas remporté la victoire dans de sanglantes rencontres où ils combattaient un contre quatre ? Ces fables et tant d’autres que l’imagination des Turcs enfantait au milieu des émotions de la guerre étaient accueillies avec enthousiasme par la presse européenne, qui les livrait en pâture à la crédulité de ses lecteurs ; elles sont insensiblement passées depuis lors presque à l’état de vérités historiques.

Si nous voulons cependant nous former une idée juste de la Turquie, de son gouvernement et de ses armées, il nous faut détourner notre attention des bords du Danube, où les Turcs obtenaient des succès illusoires, pour interroger les souvenirs de la guerre qui s’engagea en Asie et se termina par la capitulation de Kars. Les incidens de cette guerre sont demeurés à peu près inaperçus en France ; mais, de l’autre côté du détroit, ils furent l’objet de vives préoccupations, qu’explique la jalousie inquiète de la nation anglaise en ce qui touche sa prépondérance en Asie. La chute de Kars