Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 27.djvu/341

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Au moment où, moi aussi, je quittais ma retraite, je m’aperçus, que je n’avais pas été seul à écouter la conversation de Marthe et du Muscadin. Je vis dans l’ombre se dessiner la longue silhouette du maquignon. Il cherchait à retrouver la porte de la maison en trébuchant, et murmurait des menaces contre Marthe et le Muscadin. Sans prêter l’oreille à ses paroles incohérentes, j’entrai dans la salle. La ronde venait de recommencer. C’était le Muscadin qui la menait. Sa joie se trahissait par des bonds prodigieux ; il sautait d’une façon inquiétante pour les jambons pendus au plafond. Il riait, glapissait, et tout en sautant il ne cessait de regarder Marthe, qui lui donnait la main. Elle tenait les yeux baissés. Au milieu de tous ces visages enluminés, elle était pâle, mais belle d’une beauté que je ne lui avais jamais vue. Elle était heureuse du bonheur de son galant. Je ne restai pas longtemps à contempler ce spectacle, je partis désespéré, emportant de cette fête, que j’avais tant désirée, le plus cruel chagrin que j’aie ressenti de ma vie.


IV

Au lieu de reprendre le chemin le plus direct pour aller au presbytère, je descendis vers les étangs. J’avais besoin d’être seul, de fuir cet odieux son de vielle, de respirer un air humide et frais, car je sentais mes artères battre avec force dans mes tempes. La lune, qui s’était levée tard, était déjà haute et donnait toute sa lumière. La soirée était douce, et on n’entendait d’autre bruit que celui du vent qui agitait les feuilles flétries des roseaux. Je me promenai pendant quelque temps sur la digue du grand étang. On raille les peines d’amour, on dit que cela n’est pas dangereux ; je n’en ai pas fait une longue expérience, mais rien au monde n’est plus douloureux : il me semblait que, sous l’effort de cette angoisse qui me torturait, tout mon être allait se briser. J’étais en proie à de véritables hallucinations. Par momens, il me semblait apercevoir Marthe descendant la colline qui domine les étangs, il me semblait que sa voix prononçait mon nom ; mais j’écoutais en vain, Marthe n’arrivait pas. Ce que j’avais pris pour elle, c’était l’ombre de quelque arbre isolé, et la voix qui prononçait mon nom n’existait que dans le délire de la fièvre qui me rendait presque fou. Cependant il arriva un moment où mon illusion eut quelque raison d’être : une voix se fit entendre dans ce désert, et une forme humaine se dessina nettement sous les rayons de la lune. Elle ne fut bientôt plus qu’à cent pas de moi. C’était une femme ; elle ne marchait pas, elle dansait, elle sautait, et tout en sautant elle parlait à haute voix et s’arrêtait de temps en temps, s’adressant à un être animé qui marchait dans son