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Cette fois les rôles changèrent, à ce qu’il paraîtrait. M. Bright prit le commandement, M. Cobden ne vint qu’en second ; l’autorité se déplaçait. Pour bien juger M. Bright, il faut se souvenir de ce qu’il est, un quaker, et un quaker convaincu. C’est ainsi seulement qu’on s’explique ces discours si étranges de la part d’un Anglais, et où, se faisant l’homme de toutes les nations, il affecte de n’être pas de la sienne. La croyance chez lui domine l’opinion : il ne voit dans le monde que des frères unis en Dieu et victimes ici-bas de séparations artificielles ; il n’admet et ne veut admettre de justice que dans la paix ; il refuse formellement aux peuples le droit de s’entre-tuer. Il est de la même église que l’un de ces fiers Américains qui disaient à Voltaire : « Nous n’allons jamais à la guerre ; ce n’est pas que nous craignions la mort, mais nous ne sommes ni loups, ni tigres, ni dogues, mais humains, mais chrétiens. » Ses discours sont comme lui, tout d’une pièce, plus sincères que polis. Sa conscience lui fait-elle un appel, il obéit et va droit au but comme un boulet ; aucune puissance humaine ne saurait l’en détourner. Ne lui demandez pas ces ménagemens dans lesquels les opinions s’enveloppent : il les dédaigne ; il a des formes qui n’appartiennent qu’à lui, une franchise qui touche à la crudité, une originalité et une éloquence qui captivent même quand elles choquent. D’ambition, il n’a que celle de dire ce qu’il pense et ce qu’il sent ; de politique, il n’en sait pas de meilleure que celle dont la Bible lui a livré les secrets. Qu’on le trouve compromettant, maladroit, dangereux, peu lui importe, pourvu qu’il ne se démente en rien et demeure conforme à lui-même. Il est quaker en un mot, ami de la paix coûte que coûte, et disposé, pour la maintenir, à beaucoup d’accommodemens.

M. Cobden est aussi un ami de la paix, mais avec des réserves et sans esprit de secte. La réflexion et le calcul l’ont conduit où la croyance a conduit M. Bright. Volontiers il serait resté en-deçà, si son compagnon d’armes y eût consenti ; il n’a marché que par entraînement. Cependant, bien que le but fût commun, les allures ont été différentes ; les deux partisans de la paix ne l’ont été ni de la même manière ni par le même motif. L’esprit positif de M. Cobden ne s’est pas entièrement éclipsé dans cette chasse aux chimères ; il en a du moins raisonné de sang-froid, sans trop d’illusions ni d’écarts, et en citoyen anglais plus qu’en citoyen de l’univers. Sa préoccupation principale était ce précieux argent qui s’en va et s’en ira toujours dans ces gouffres sans fond que l’on nomme la marine et l’armée. Il cherchait à déterminer par des chiffres précis ce que coûtent aux peuples, année par année, période par période, cette terrible manie qu’ils ont de s’attaquer de temps à autre, et par suite la nécessité où ils se trouvent de se tenir constamment sur un pied