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« — Douce jeune fille, puisque tu me le demandes, j’ai vu ton bien-aimé. Il n’était point dans la tombe, il n’était point à une fête ; seulement il passait avec mille hommes. Descends là-bas, gagne la montagne par ce chemin qui monte, peut-être à ton tour le verras-tu passer. Ses vêtemens sont noirs, ses larmes sont noires, son fusil est noir, son cœur est noir aussi.

« L’enfant descendit, et prit le chemin qui monte. Elle escalade les rochers, elle marche près des abîmes, elle va sur la montagne. Près d’elle, les bêtes des forêts passent et grondent ; seul, son bien-aimé ne passe pas. Ses yeux brûlent, son cœur se fend ; elle s’assied sur un tertre de gazon, elle chante sa tristesse, et elle pleure. Une voix se fait entendre.

« — Qui a troublé mon sommeil ? qui vient fouler le frais gazon sur ma tombe ? N’étais-je pas un digne pallikare ? J’ai tué trente Turcs, j’en ai pris quarante. Des lauriers ornaient mon sabre et ma lyre, et cependant je soupirais. « Je reviendrai après les troisièmes neiges, » avais-je dit ; mais en faisant cette promesse, je n’avais pas consulté l’inflexible Charon[1]. Avant le retour de la troisième neige, une balle m’a frappé à mon tour. Mon corps est froid, mon amour seul est toujours ardent.

« — Oh ! c’est toi, j’entends tes pas, je reconnais ta voix ! Combien de temps m’as-tu laissée seule et désespérée ! Viens, afin que, t’ayant revu, je ne te quitte plus !

« — O jeune fille, ma chambre est noire et mon lit est étroit. Où je suis, les rayons du soleil ni la rosée des nuits n’ont jamais pénétré.

« — Qu’importe si ton lit est étroit et si ta chambre est noire ? Dussé-je te suivre jusque dans la nuit sauvage de la mort, j’irai ; dussé-je me coucher au fond de l’abîme, ce sera mon paradis !

« Elle voit l’ombre de son bien-aimé souillée de poussière, de poudre et de sang, comme au jour de sa dernière bataille. Les chiens aboient, les coucous pleurent, les rafales agitent les cyprès, le vent glacé du nord déracine les platanes, emportant avec lui des sanglots, des soupirs, et l’écho funèbre du psaume des morts ; les nuages noirs courent et sèment la foudre, les éclairs luisent sur deux cadavres. »


Cette ballade a toutes les allures des petits drames fantastiques dont la poésie populaire de l’Épire et de la Thessalie surtout offre de nombreux exemples. Les improvisateurs savaient inventer à merveille de charmantes épopées et de romantiques histoires, lorsqu’ils n’avaient pas à chanter le trépas d’un klephte ou les exploits

  1. Charon était, comme on le sait, la personnification de la mort chez les anciens. Cette tradition s’est perpétuée, et les Grecs modernes ne désignent jamais la mort sous un autre nom. L’imagination du peuple et de ses poètes représente ce personnage redoutable sous mille formes diverses. Le plus souvent c’est un vieillard à la barbe blanche, au regard sinistre, au bras armé d’une faux, ou bien c’est un cavalier monté sur un coursier fantastique comme celui de la ballade de Lénore ; il pousse devant lui les jeunes gens, il traîne les vieillards, il porte les femmes en croupe, et les petits enfans sont rangés en file sur le pommeau de sa selle ; c’est encore une hirondelle noire qui plane sur le monde, et qui abat à chaque instant son vol pour décocher une flèche contre sa proie.