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tenu compte d’une foule de considérations diverses. D’ordinaire les témoignages rares, incomplets, suspects, difficiles ou impossibles à contrôler, portent sur des faits fugitifs, sur des hommes jugés par la passion contemporaine. Comment s’assurer qu’on sait tout, que la cause est suffisamment entendue, quand il s’est écoulé des siècles, quand les témoins ne peuvent plus être rappelés, quand la plupart des pièces sont perdues, ou qu’il n’en a jamais existé ? Supposons cependant qu’il n’y manque rien : quelles difficultés d’appréciation ! Si la moralité des actes ne dépend ni des temps, ni des lieux, la culpabilité ou le mérite des auteurs de ces actes en dépend sans nul doute pour beaucoup. Si c’est un individu qu’on juge, il faut tenir compte de tout ce qui l’a fait ce qu’il est, de tout ce qui l’entoure et le pousse ; ce qui serait inexcusable dans un homme Instruit et civilisé de nos jours ne le serait point dans un Goth barbare, et le premier n’aurait certes pas autant de mérite à s’abstenir d’une violence que n’en aurait le robuste et grossier compagnon d’Alaric. Si c’est toute une classe d’hommes qu’on veut juger, et si on lui reproche tel vice, telle cruauté, j’ai droit de demander dans quelle mesure, avec quelles compensations, sous quelles impulsions insurmontables des habitudes, de la profession, des idées reçues. Est-ce d’ailleurs le crime de toute cette classe, ou de la majorité, ou seulement des personnages les plus apparens ? Il faudrait là une véritable statistique morale dont les plus simples élémens n’existent même pas. Il ne suffirait pas de recueillir dans les chroniques des masses de faits extérieurs et matériels ; on en remplirait des volumes pour et contre. Les auteurs n’ont pu tout dire, et dans le choix ils ont été dirigés par une pensée ou une passion. Les plus frappans sont exceptionnels, ils ne peuvent donc donner l’image commune et le portrait des temps. Ainsi une foule de considérations imposent à l’historien la plus grande réserve, le plus minutieux examen, lorsqu’il s’agit de juger et de condamner soit les Individus éminens, soit les classes entières qui ont été entraînées dans les grands courans de l’histoire : quoi d’ailleurs de plus inopportun aujourd’hui que de récriminer sur des sépulcres, quand l’union est encore si nécessaire aux vivans ?


LOUIS BINAUT.


V. DE MARS.