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il avait miss Duncan (depuis mistress Davison), réputée la première dans les grands rôles de la haute comédie[1]. Miss Kelly, miss Mellon (depuis duchesse de Saint-Albans), faisaient partie de cette excellente phalange ; mais elle était mal dirigée, bien que le comité de patronage fût présidé par l’éloquent Whitbread, et qu’il comptât lord Byron parmi ses membres. Aussi les dettes étaient-elles énormes et la faillite imminente au moment où le sort, devenu plus clément, lui envoyait le vaillant champion destiné à balancer l’ascendant du théâtre rival, Covent-Garden, où les Kemble, avec Charles Young et miss O’Neill[2], avaient peu à peu conquis une prééminence incontestée.

Le 26 janvier 1814, — date mémorable dans les annales dramatiques de la Grande-Bretagne, — quelques semaines après être entré à Londres dans une charrette de roulier, faute d’un véhicule plus économique, Edmund Kean obtint enfin cette épreuve suprême qu’il appelait depuis des années avec tant de confiance et d’ardeur. Le récit que Grattan a donné de cette mémorable soirée est plein d’animation, de détails saisissans. On y voit le jeune acteur traversant les rues désertes et glacées, portant sous son bras un petit paquet de hardes, le costume de Shylock dans le Merchant of Venice. Il arrive. La salle est déserte. Le souffleur, qu’il rencontre dans les coulisses, le salue de ces mots ironiques : Domus modeste ! ce qui, dans le jargon du lieu, signifie : « Nous n’avons personne ! » Puis la toile se lève pour quelques douzaines de spectateurs éparpillés sur les banquettes du parterre ou perdus dans l’obscurité des loges. Tout est triste, inanimé, lamentable, décourageant. Les acteurs mécontens débitent machinalement leurs tirades écourtées. Ainsi commence le drame, ainsi s’engage la lutte. Le docteur Drury, le bienveillant protecteur, était là, paraît-il, le cœur battant, la gorge serrée, partageant les angoisses qu’il devait supposer à ce pauvre hère chargé de famille, dont l’existence tout entière venait ainsi se jouer à pair ou non sur cette plate-forme hasardeuse. « Je pouvais à peine respirer au moment où vous entrâtes en scène, disait-il à Kean le lendemain ; mais à peine étiez-vous placé, la main sur le pommeau de votre canne, je vis que tout allait bien. »

La première partie du rôle qu’il jouait ce soir-là convenait merveilleusement au génie de Kean. Dès que Shylock, l’usurier sans entrailles, est en face du généreux et loyal Antonio, une haine

  1. Elle avait succédé à miss Farren, devenue comtesse de Derby, et rivalisé avec mistress Jordan, dont les tragiques infortunes sont si connues. Les Mémoires de cette dernière existent, écrits par Boaden, et dans le cimetière de Saint-Cloud, à l’ombre d’un acacia, sa tombe se voit encore, dilapidée par le temps.
  2. Mariée, en 1820, à sir William Wrixon Beccher.