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vous serez deux. — Nous serons trois, répondit le bonhomme, car j’aurai mon fusil, et je dirai deux mots au voleur. — Prenez garde, reprit l’étranger, c’est un solitaire. — De qui donc parlez-vous ? demandai-je fort étonné. — Du sanglier qui a labouré et piétiné tout ce coin de terre. — Vous l’avez vu ? — Non, me dit-il en riant de ma naïveté, mais je suis chasseur. »

Chasseur ! c’est le nom qui convient aux vrais bibliophiles. Ils voient, ils sentent, ils devinent ce qu’un œil vulgaire n’apercevra jamais. Toujours à l’affût, toujours prêts, rien ne leur échappe ; pour eux, tout est occasion et succès. Le dernier des Antaldi se meurt à Pesaro ; il y a là deux manuscrits de la Divine Comédie, signalés par Colomb de Batines ; on en veut un prix énorme, et l’argent est rare. Qu’importe ? de la cave au grenier, la maison est pleine de livres, on vendra un étage s’il le faut, mais coûte que coûte, on aura les deux manuscrits. Les journaux annoncent la vente de la bibliothèque Albani à Rome : c’est là qu’à côté des beaux livres de Clément XI se trouve un exemplaire en vélin des décrets du concile de Trente, imprimé par Manuce en 1564 ; aussitôt ordre est expédié d’acheter à tout prix cette merveille ; on ne s’arrêtera que devant le pape, qui en vrai connaisseur a déjà retenu ce bijou pour la bibliothèque du Vatican. Jour et nuit on étudie ces catalogues allemands, français, italiens, anglais, qui maintenant vont chercher des acheteurs par toute l’Europe ; il ne se passe pas de semaine qu’on n’entre chez Payne et Foss pour y feuilleter ces vieux livres qui arrivent par cargaison de tous les points du continent. C’est là que triomphe le vrai connaisseur. Il est beaucoup d’amateurs, et ce ne sont pas les moins riches, qui ressemblent aux touristes anglais, à ces voyageurs qui ont toujours leur guide à la main, et qui pour admirer un nouveau Raphaël attendent que Murray les y autorise dans une prochaine édition. Pour ces bibliophiles à la suite, un livre n’a de prix qu’autant qu’il en est question dans le Manuel du Libraire. Tout ce que Brunet n’a pas anobli n’est qu’une plèbe roturière qu’on ne regarde même pas. Au contraire, c’est dans cette poussière dédaignée que s’enfonce le vrai chasseur ; c’est là qu’il suit des pistes nouvelles et fait ses plus beaux coups. Il examine, il compare, il vérifie les dates, il compte les feuilles, il mesure la hauteur des pages. Voici les comédies-ballets qu’a composées Molière, et à côté du Bourgeois gentilhomme le Ballet des. Fêtes de Bacchus, qui a échappé à tous les éditeurs ; voilà à la date de 1670 deux exemplaires des Pensées de Pascal qui n’ont pas le même nombre de pages, par conséquent deux éditions qui se disputent la primauté. Et alors entendez-vous ce cri de joie qui retentit en long échos dans le catalogue ? Cet Alde inconnu à Renouard, cet incunable