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Qui donc l’aborde et le tire de sa rêverie ? C’est un petit homme, au sourire gracieux, qui d’une main brandit une canne innocente et de l’autre tient un livre soigneusement couvert de papier blanc. Celui-là, c’est l’honneur de la presse. Pendant vingt ans, il a défendu les idées libérales avec une infatigable vivacité ; il n’a reculé devant personne, et cependant il n’a pas un ennemi. C’est encore un amateur forcené de belles éditions et de belles reliures. Les lettres font le charme de sa vie ; mais pour lui il n’existe que deux siècles, celui d’Auguste et celui de Louis XIV : le reste n’est que barbarie ou corruption. Ne lui parlez pas des écrivains du jour, il n’en sait même pas le nom. Chaque année est un cercle tracé d’avance qu’il parcourt d’un pas égal dans la société des mêmes amis. Au printemps, Cicéron le mène à Salluste, puis Salluste le cède à Bossuet ou à Fénelon ; il passe l’automne avec La Bruyère et Mme de Sévigné, pour revenir en hiver auprès de Lucrèce ou de Tacite. Il a lu Homère, mais traduit par Mme Dacier et relié par Derôme. S’il a jamais le courage d’abandonner pour un jour ces auteurs qu’il a mêlés à toute sa vie, il s’est promis de lire la Divine Comédie, et je le crois capable de tenir sa promesse, s’il rencontre quelque bel exemplaire de Dante en veau fauve ou en maroquin. Esprit naïf et délicat, âme candide, qu’on ne peut connaître sans l’aimer, et qui ressemble de façon surprenante à un humoriste anglais qu’il ne lira jamais, car il ne lit que des classiques ! Lui aussi, comme Charles Lamb, est né deux siècles trop tard ; ce n’est pas au milieu de nos révolutions, dans notre ville refaite à neuf, qu’il devait vivre, mais dans le vieux Paris de la Sorbonne, sur la montagne de l’Université, entre Saint-Jacques-du-Haut-Pas et Saint-Séverin. Quel respect il aurait eu pour le grand Arnauld, que d’affection pour M. Nicole, et avec quelle joie il eût accepté la Bastille en compagnie du saint traducteur de la Bible, le pieux et bon Lemaistre de Sacy !

Je m’arrête : pour peindre cette galerie d’originaux, il faudrait un La Bruyère, mais un La Bruyère qui eût la même maladie que ses modèles. L’ancien, je suis fâché de le dire, n’a rien compris ni aux collections ni aux amateurs. Sa raillerie est froide, et plus forte que juste. Qui n’a pas éprouvé la tentation ne sait pas ce que c’est que l’humaine faiblesse, et n’a pas le droit de la condamner. En morale comme en médecine, ne me parlez pas de ces docteurs qui prétendent guérir les maux dont ils n’ont pas souffert. Leur main est rude et maladroite, leur cœur est sans pitié.

De tous les amateurs qui ont paru de notre temps, le plus célèbre assurément, c’est M. Libri. J’écarte tout ce qui de près ou de loin réveillerait de tristes souvenirs. Tant qu’un jugement de contumace ne sera pas anéanti, il faudra s’incliner en France devant l’arrêt de