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avait-il voté, que des bruits habilement répandus par les ennemis du président, avidement accueillis par le public, vinrent de la façon la plus imprévue enlever à la mesure le concours de la chambre des représentans. L’alarme causée par la conjuration de Burr était, disait-on, fort exagérée. Le pouvoir le savait mieux que personne; mais il grandissait le péril pour grandir son rôle, et se donner l’air d’avoir sauvé le pays. Le projet de loi fut rejeté par 113 voix contre 19 (26 janvier 1807).

Très mortifié de cet échec, Jefferson mit d’autant plus d’acharnement à faire constater par la justice du pays la culpabilité du colonel. Oubliant ce qu’il devait à la dignité de sa charge, il fit secrètement lui-même le métier de chef de parquet. Il descendit dans tous les détails de l’instruction avec une âpre minutie, dirigeant de loin le ministère public, excitant son amour-propre, échauffant sa haine, le mettant sans cesse en garde contre l’indulgence et la fourberie supposées du président des assises, le juge Marshall, magistrat ferme et intègre que des opinions fédéralistes rendaient suspect au pouvoir. Tout le mouvement que s’était donné Jefferson fut inutile : le procès ne jeta qu’une lumière insuffisante sur les menées du colonel Burr, et il fut acquitté par le jury (septembre 1807). Le président s’écria dans sa colère qu’il ne pourrait y avoir de sûreté pour l’Union tant que la magistrature resterait inamovible, et que la justice politique serait rendue par un corps placé au-dessus des révolutions périodiques qui s’accomplissaient dans les autres corps de l’état.

Cet intolérant démocrate, qui trouvait insupportable que la constitution lui refusât le moyen de chasser ses ennemis du pouvoir judiciaire, supportait de fort bonne grâce un partage du pouvoir exécutif que la constitution était bien loin de lui imposer. « En théorie, écrivait-il à M. William Short le 12 juin 1807, la direction du gouvernement appartient chez nous au président seul; en fait, les choses se sont passées dès l’origine tout autrement. Les affaires courantes de chaque département sont faites par le chef de ce département, et il n’en délibère qu’avec le président; mais toutes les affaires importantes et difficiles sont soumises à tous les membres du cabinet. Il peut arriver au président de les consulter successivement et séparément, à mesure qu’ils se présentent chez lui; mais lorsque la question est vraiment de premier ordre, le conseil se réunit, on discute mûrement, puis l’on vote, et dans ce vote le président ne compte sa voix que pour une, de façon que, dans toutes les questions importantes, le pouvoir exécutif est en réalité exercé par un directoire auquel le président pourrait sans aucun doute imposer son autorité, mais auquel, pendant la première administration,