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et dont la physionomie intelligente et hardie contrastait avec son misérable accoutrement de peaux de mouton sales et déchirées. « Tu es grand, et pourtant tu grandiras encore, » lui dit Séverin en fixant sur lui un de ces regards qui semblaient percer l’avenir. Le Barbare recueillait avec avidité les paroles du saint, comme si elles eussent répondu à une consultation intérieure, et il tressaillit quand celui-ci ajouta en le congédiant : « Poursuis ta route, va en Italie sous les peaux grossières qui te couvrent ; le temps n’est pas loin où le moindre des cadeaux que tu distribueras à tes amis vaudra mieux que tout le bagage qui fait maintenant ta richesse. » Ce soldat s’appelait Odoacre, fils d’Édécon. Il reprit sa marche, plein de joie, conservant dans le secret de son cœur, comme un gage assuré de sa fortune, les paroles d’un prophète que l’événement ne démentait jamais.

Arrivé en Italie, Odoacre y trouva facilement l’emploi de son bras. La mâle tournure et la haute taille des guerriers ruges étaient faites pour attirer l’attention des recruteurs romains. Les volontaires de cette nation, et généralement tout ce qui sortait des bandes d’Attila, à l’exception peut-être des Goths, trouvaient à la cour de Ravenne un chaud protecteur et presque un compatriote dans la personne du Pannonien Oreste, autrefois secrétaire du roi des Huns, maintenant officier supérieur dans la garde des empereurs d’Occident. L’ancien ministre d’Attila n’avait point oublié ses amis barbares.

De tous les aventuriers romains ou barbares que produisit le Ve siècle, ce siècle des grands aventuriers de l’ancien monde, aucun n’offrit dans sa vie de plus étranges contrastes que cet Oreste, sorti des chariots des Huns pour aller fermer, sur le trône impérial d’Occident, en la personne de son fils, la succession de Jules César et d’Auguste. Né à Pettau, en Illyrie, d’une famille honnête de provinciaux, il s’était allié à une plus illustre, en épousant la fille du comte Romulus, personnage considérable même hors de sa province, et honoré de plusieurs missions par les césars de Ravenne. Avec une merveilleuse souplesse d’esprit, que n’embarrassaient guère les scrupules de conscience, Oreste savait toujours accommoder son patriotisme aux vicissitudes de sa patrie. Romain au temps où la Pannonie était romaine, Barbare lorsque les Huns l’occupèrent, mais prêt à redevenir Romain au premier retour de fortune, il servit loyalement, à mesure qu’elles se présentèrent, toutes les causes que lui imposa la nécessité. Attila n’eut pas de ministre plus fidèle, l’empire de plus dangereux adversaire, tant que dura la domination des Huns ; mais à la mort du conquérant il regarda ses engagemens comme rompus, et, refusant de prendre part aux luttes de ses compagnons d’armes, il vint avec sa famille et ses trésors