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plus sensés comme les plus fous des hommes. La pratique mistress Poyser, la tante d’Hetty, qui faisait profession de mépriser tous les avantages extérieurs, ne pouvait prendre sur elle de détourner les yeux de son visage. Le jeune charpentier Adam Bede, garçon judicieux et raisonnable s’il en fut, en était épris au point de sacrifier pour elle tous les avantages que son habileté dans sa profession et l’estime de ses patrons lui avaient acquis. Tout le monde aimait Hetty : depuis la simple sympathie jusqu’à l’idolâtrie, il n’était personne qui n’eût pour elle un tendre sentiment. Aimait-elle quelqu’un ? Question douteuse ; en tout cas, elle aimait deux choses : l’admiration qu’elle inspirait et les rêves dont elle se berçait, et qui s’étaient incarnés pour elle dans la personne du jeune squire Arthur Donnithorne, capitaine dans la milice du Loamshire. Une sorte d’insensibilité, d’inhumanité relative, accompagne généralement cet état de l’âme que l’auteur a parfaitement décrit : « Les jeunes âmes plongées dans cet aimable délire se soucient aussi peu de ce qui les entoure que le papillon buvant le nectar de la fleur contre laquelle il s’est collé ; elles sont isolées et protégées contre tous les appels à la sympathie par une barrière de rêves, par des regards invisibles et des bras impalpables. » Rien ne l’intéressait donc qu’elle-même, et les plus grands malheurs de ceux qui l’entouraient lui auraient arraché tout au plus un mouvement de surprise. Lorsqu’on lui apprit la mort du vieux père de son amoureux Adam Bede, elle laissa échapper une exclamation d’étonnement, puis elle retourna tranquillement continuer l’ouvrage commencé. Tout ce caractère a été vu, saisi, décrit avec une subtilité, une pénétration, une finesse dignes de tout éloge. Nous sommes forcés malgré nous de nous intéresser à cette créature si pleine d’elle-même. Elle est si désarmée dans sa vanité, si inoffensive dans sa sécheresse, elle fait le mal avec tant d’innocence, que nous ne pouvons lui en vouloir, car la sécheresse de ces natures les protège contre la méchanceté aussi puissamment qu’elle les éloigne de la bonté, et si elles causent votre malheur, ce n’est jamais directement par le fait de leur volonté, mais fatalement par le fait des sentimens qu’elles vous inspirent. C’est l’histoire d’Hetty Sorrel. Sans y songer et le plus innocemment du monde, elle se rendit criminelle, jeta pour un moment le déshonneur sur ses honnêtes parens, et brisa le cœur de l’honnête Adam Bede.

Singulier choix que celui d’Hetty pour un garçon sensé comme Adam, et qui ne vivait que pour son devoir ! Hélas ! il n’y a pas de raison qui puisse protéger contre la magie de la beauté ! Il n’est pas étonnant qu’ensorcelé comme il l’était, Adam ne put voir des défauts qui eussent été apparens dès le premier abord chez une