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vertus, et que par conséquent l’artiste rencontrera, sur sa route dix coquins dignes d’étude pour un honnête homme vraiment digne d’attention. On canonise un saint tous les siècles, on punit tous les jours vingt scélérats. Or, dans l’ordre moral élevé où se plaît le contemplateur, le saint est précisément le type opposé au scélérat, le personnage notable, digne de rester dans le souvenir, l’homme qui par l’excès de ses vertus, comme le scélérat par ses crimes, a réussi à mettre en relief la nature humaine. Ce n’est pas la faute de l’artiste si les honnêtes gens ne sont pas plus souvent pittoresques et intéressans, s’ils n’offrent pas plus souvent d’angles et de saillies par lesquels il puisse les saisir. M. Elliott aura beau réclamer en faveur de ses honnêtes voisins trop dédaignés, l’artiste aura toujours le droit de lui répondre : « Qu’ils se perfectionnent ou qu’ils se dépravent s’ils veulent avoir la prétention de m’intéresser ! L’art n’aime pas et n’aimera jamais les figures effacées. »

Ce n’est donc pas par mépris aristocratique que l’artiste dédaigne les vertus moyennes et les honnêtes physionomies du monde au milieu duquel il vit, c’est le plus souvent par impuissance de les employer comme représentations véritables de la beauté physique et morale, et, quoi qu’en disent les théories réalistes, c’est par respect pour la vérité. Ce n’est pas par corruption qu’il recherche de préférence les types violens et criminels, c’est par légitime curiosité. Qu’importe qu’un artiste n’exprime pas des sympathies bien vives pour tel ou tel groupe social, pour telle ou telle petite manière de vivre, s’il est sympathique à la grande nature humaine ? Qu’importe qu’il soit indifférent aux vertus moyennes des habitans de telle ou telle paroisse, si je sens par son œuvre qu’il est plein de respect et d’amour pour l’âme humaine et pour ses destinées ?

J’ai un si grand respect pour le sentiment qui a inspiré M. Elliott que je répugne, je l’avoue, à me trouver en dissentiment avec lui. Heureusement pour moi que ce dissentiment est purement critique, et que je donne cause gagnée à l’auteur pour tout ce qui regarde le côté moral de la question. La doctrine réaliste de M. Elliott réclame notre sympathie en faveur des humbles existences qui nous entourent au nom des droits de la commune honnêteté et de la vertu modeste. La question étant ainsi posée, je n’ai plus qu’à m’incliner respectueusement et à écouter tout ce qu’il plaira à l’auteur de me dire, sans que je me sente le droit d’élever aucune objection. Je suis tout prêt à déclarer sans me faire prier que toutes les perles précieuses de l’art ne valent pas un réel honnête homme ; j’accorderai volontiers que la beauté physique est une chose de peu d’importance, et doit même être méprisée en certains cas. Ainsi voilà