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La majorité des critiques veut que l’écrivain anonyme soit une dame. La minorité, acceptant notre hypothèse, penche pour un clergyman. Des curieux ont même essayé d’aller plus loin que les simples hypothèses, et de découvrir le nom réel de l’auteur, témérité que celui-ci a condamnée dans une lettre rendue publique, et où il demande qu’on respecte l’anonyme dont il a voulu se protéger. Nous reconnaissons sans difficulté que les raisonnemens sur lesquels s’appuient la majorité des critiques anglais pour attribuer le livre à une femme sont parfaitement fondés. Il est certain que le roman est fécond en observations d’une ténuité, d’une finesse et en même temps d’une précision qui font penser aux plus délicats travaux de broderie et de couture. Il est certain que le style de l’auteur, souvent délicieux et toujours un peu bizarre, est composé de nuances et de détails, et n’a pas d’unité de substance. On dirait un de ces nids d’oiseaux composés avec un art accompli de vingt substances différentes, brin d’herbe, tige de foin, fétu de paille, fragment de mousse. Il est certain encore que l’auteur explique et exprime les plus imperceptibles mouvemens de l’âme féminine avec une sagacité qui semblerait indiquer chez lui une sorte de consanguinité avec le sexe féminin. Enfin les plus belles scènes du livre, la scène de la séduction dans le parc du squire, la scène où Hetty Sorrel, solitaire au milieu de la nuit, essaie devant son miroir les parures que lui a données son jeune amant, le récit de la fuite d’Hetty, ses angoisses au milieu de la campagne, lorsque le désespoir et la certitude en quelque sorte mathématique que la mort est son seul refuge luttent en elle avec le vivace amour de la vie qui caractérise la jeunesse, semblent révéler, par la manière dont elles sont conçues et par l’analyse particulière des sentimens, une main féminine. Je sais tout cela, et je n’ai pour justifier mon hypothèse qu’une seule raison, mais que je crois excellente : il y a dans ce livre un amour de la réalité, un attachement scrupuleux à la vérité que les femmes même les plus distinguées possèdent rarement. Elles n’ont pas d’attachement profond pour la réalité ; elles la supportent plus qu’elles ne l’aiment. En outre, leur contemplation n’est jamais impartiale, et rarement elles s’inquiètent de rendre aux faits et aux choses une justice stricte, car elles les jugent à priori, selon qu’elles se sentent attirées ou repoussées. Leurs répugnances et leurs préférences étant pour elles la mesure de toute chose, elles sont par cela même portées à atténuer ou à exagérer la vérité. Elles ont donc une inclination à fausser la réalité sans le vouloir et sans le savoir. Enfin, dernière considération qui se rattache aux précédentes, les femmes ont plus de passion que d’équité ; elles mettent de l’emportement même dans la douceur, même dans la clémence. Le livre qui