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troupe se heurta contre les masses épaisses de l’ennemi sans réussir à l’entamer. Vainement il se montra à l’entrée de tous les défilés, faisant nuit et jour marches sur marches, contre-marches sur contre-marches, dans l’espoir de dérouter les prévisions et de tromper la surveillance de l’ennemi : il se brisa sans cesse contre d’insurmontables obstacles. Au bout d’une semaine, navré de douleur, harassé de fatigues, il reparut à Comboti avec trente-deux hommes. Le reste avait ou succombé dans ces nombreux combats, ou fui dans la direction du Pinde.

La fortune tenait rigueur aux Grecs, et la cause de l’indépendance semblait perdre le peu de terrain conquis au prix de tant de labeurs. À ce moment, le Toxide Gogos amena mille combattans dans le camp de Mavrocordato. Ce renfort ne pouvait arriver plus à propos, et cependant le président hésitait à l’accepter. Une renommée sinistre pesait sur la tête de cet Albanais, que la voix publique accusait d’avoir assassiné Kitzos Botzaris, le père de Marc[1]. C’était un vieillard plein d’astuce, élevé à l’école d’Ali-Pacha, auquel il demeura toujours fidèle. Après la prise de Janina, Gogos avait continué à guerroyer contre Kourchid. On put donc croire, lorsqu’il se présenta à Comboti, qu’il était sincère en offrant ses services aux Hellènes contre les musulmans. Botzaris, foulant aux pieds ses ressentimens personnels, résolut, pour mettre fin à l’hésitation de Mavrocordato, de se réconcilier avec un homme dont la présence lui inspirait une juste horreur, mais dans lequel il espérait trouver pour le moment un auxiliaire utile. Il fit venir ce chef dans sa tente, et s’écria en le voyant paraître : « O mon père, s’il est vrai que cet homme fut ton ennemi, que ton ombre ne s’irrite point ! Le bien de la patrie veut que je lui pardonne. » Et il tendit la main à l’Albanais. « Désormais, ajouta-t-il, soyons frères. Si tu sers loyalement notre cause, je promets de donner la main de ma fille à ton fils. » Botzaris commit ce jour-là une erreur dont il ne faut accuser que sa grandeur d’âme. Gogos, en feignant de souscrire à cette réconciliation, méditait la ruine des Grecs ; il avait été payé par Kourchid pour les perdre. Quelques jours après en effet, une bataille s’étant engagée à Péta, ce perfide vieillard, auquel un poste important avait été assigné, s’enfuit au plus fort de l’action, et les Grecs furent vaincus à la suite d’une lutte acharnée, dans laquelle les philhellènes se signalèrent par les plus brillans faits d’armes. Dix-huit seulement d’entre eux, sur quatre-vingt seize j survécurent à ce combat.

Trois jours plus tard, on apprit que les Souliotes, accablés par

  1. Peu d’années avant le retour des Souliotes en Épire, Kitzos, ne pouvant supporter l’exil, eut la témérité de revenir à Janina. Il fut assassiné la nuit même qui suivit son arrivée. Gogos fut unanimement désigné par les Grecs comme son meurtrier.