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obéit, les troupes sont en nombre suffisant et disciplinées, les forteresses restaurées et bien gardées ; Carlino fera bien ses affaires. Moi, je suis fatigué. J’irai vivre en simple gentilhomme de province, sans cour, sans gardes… » Victor-Amédée s’était réservé 150,000 livres pour sa maison, et il ne voulait plus porter d’autre nom que celui de Victor de Savoie. Il partit pour Chambéry, et le roi s’appelait désormais Charles-Emmanuel III.

L’erreur de Victor-Amédée était de croire qu’après cette vie d’agitation et avec ce caractère impérieusement actif il pouvait aller vivre tranquillement en gentilhomme de province, comme il le disait. Ceux qui lui conseillaient de faire l’expérience de la solitude avant de se décider le connaissaient bien. L’inaction lui fut mortelle, et il eut bientôt le regret du pouvoir. L’ambition déçue de la marquise de Spigno aiguisait habilement ce regret. Victor-Amédée s’était borné d’abord à demander qu’on lui expédiât un bulletin résumant la politique et les nouvelles des cours. Il ne tarda pas à se plaindre d’être négligé ; puis il se mit à blâmer les actes de son fils, il s’irrita dans l’oisiveté, et un jour il partit pour Turin. Arrivé au sommet du Mont-Cenis, il se tourna vers la marquise de Spigno en l’interrogeant : « Dites, marquise, dois-je retourner ? » Il n’obtint pas de réponse. « Vive Dieu ! reprit-il irrité, que dois-je faire ? — Majesté, répondit la marquise, c’est à vous de commander : je n’ose pas vous donner de conseils. » Victor-Amédée arriva à Moncalieri près de Turin, et alors éclata un drame mystérieux, violent et précipité. Le père venait à Turin plein de ressentiment pour déposséder son fils et reprendre la couronne ; il voulait révoquer son abdication. Victor-Amédée comptait sur son ascendant, sur la soumission des ministres qu’il avait lui-même élevés au pouvoir, sur le dévouement des soldats. Le vieux roi se trompait ; les ministres redoutaient son retour, Charles-Emmanuel n’était nullement décidé à rendre le pouvoir et la couronne, et les soldats obéissaient au nouveau roi. Tout ce qu’on put tenter pour calmer Victor-Amédée ne faisait que l’exaspérer. Cette lutte engagée entre le père et le fils était d’autant plus grave que la guerre civile pouvait naître à chaque instant. Le marquis d’Ormea, ministre de Charles-Emmanuel, fut le premier qui proposa hardiment de dénouer le conflit par l’arrestation du vieux roi, et c’est ce qui arriva. Victor-Amédée fut arrêté à Moncalieri et conduit au château de Rivoli pour y rester prisonnier. Il y passa treize mois, gardé à vue avec une sévérité outrée. Exalté jusqu’à la fureur d’abord, puis plus calme et abattu, il raisonnait quelquefois encore avec hauteur des événemens de son règne ; mais c’étaient de rapides éclairs. Sa santé déclinait de jour en jour ; son énergie morale s’était épuisée dans ces épreuves. On le transporta de nouveau à Moncalieri, et là, il acheva de s’éteindre tristement