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sur les liens des gerbes, collant leurs lèvres sèches au goulot des jarres, Frix entraînait encore sa victime, sautant devant le sonneur et poussant un cri glapissant semblable à celui d’un coq victorieux. Ce fut le sonneur qui se lassa. Angoulin, lâché par Frix, étourdi jusqu’au vertige, épuisé, sans haleine, tourna deux ou trois fois sur lui-même et tomba. Des applaudissemens et des rires fous saluèrent sa chute. Les rires redoublèrent lorsque Frix appela Marioutete, et lui dit d’aller relever son galant.

Jean Cassagne fut le premier à rire de la déconvenue de son futur gendre et à féliciter Frix de son retour. Cependant celui-ci paraissait inquiet. Ses yeux cherchaient quelqu’un dans les groupes éclairés par la lueur incertaine de la lune. Il errait de côté et d’autre, répondant brusquement aux félicitations qui lui étaient adressées. À une extrémité du sol, il y avait un petit bois de chênes noirs. Il se dirigea de ce côté et se trouva en face de Margaride, qui lui souhaita la bienvenue, et qui lui demanda s’il cherchait Marioutete.

Margaride était adossée à un arbre. Les genêts et les fougères la baignaient de leur rosée sans qu’elle y prît garde. Une autre rosée perlait à ses cils et faisait briller ses grands yeux bleus. Chaque fois qu’elle se trouvait au milieu de ces fêtes que les méridionaux savent rendre si bruyantes, elle se sentait en proie à une indéfinissable tristesse. Elle cherchait la solitude. Elle était prise par la nostalgie, la nostalgie de son pays inconnu. Elle eût voulu être morte, si son amour pour Frix ne l’eût rattachée à la vie, car, pendant les six mois qui venaient de s’écouler, son amour avait grandi. Le mariage de Marioutete avec Angoulin lui laissait quelque espoir : elle se sentait devenir belle, et pendant les longues heures de son travail silencieux, elle commentait les dernières paroles de Frix. Obéissant néanmoins à sa nature craintive, en le voyant arriver, elle avait fui vers le petit bois.

— C’est toi que je cherchais, dit Frix.

— Dépit d’amoureux ! répondit-elle.

— Que le premier pain que je mangerai me serve de poison, s’écria-t-il, si tout n’est pas fini ! C’est précisément la femme que j’eusse souhaitée pour Angoulin. Et eussé-je aimé encore Marioutete, que je la lui eusse cédée de bon cœur pour me venger de lui !

— Vous en aimez donc une autre ? dit-elle.

— Oui, et si celle-là veut m’aimer, moi je l’aimerai toute ma vie. Margaride, dit-il en lui prenant la main, veux-tu me prendre pour galant ? veux-tu de moi pour mari ?

Elle voulut rire, car elle savait que c’est ainsi qu’une fille doit toujours accueillir un pareil aveu ; mais la Cicoulane était mauvaise comédienne, et l’émotion l’empêcha de jouer son rôle. Le rire commencé se changea en sanglot. Elle était tremblante et se soutenait à peine.