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ches malades et des chevaux bons à nourrir les sangsues. Ce commerce exige un grand fonds d’improbité ; Angoulin se fatigua de l’employer dans une sphère si humble et si peu lucrative. Il prêta à la petite semaine ; puis bientôt, ses capitaux s’étant accrus, il prit un vol plus élevé. Il commença à prêter aux propriétaires gênés et imprévoyans ; il se montrait d’abord doux et accommodant, plein de tendresse pour ses débiteurs : il attendait qu’il eût rendu leur ruine inévitable ; il montrait les dents alors, et se trouvait avoir une métairie de plus. Il était d’une activité prodigieuse, furetant partout pour trouver une occasion de gain. On le voyait aux foires, aux marchés, devant les justices de paix, devant les tribunaux de première instance. On ne rencontrait que lui sur les chemins. Il était monté sur un cheval blanc, maigre, décharné, sans queue, qui néanmoins semblait doué de l’ubiquité et de l’ardeur infatigable de son maître. Ces déplacemens, qui eussent été dispendieux pour tout autre, ne coûtaient rien à Angoulin. Il avait des débiteurs partout, et pas un n’eût osé lui refuser l’hospitalité, qu’il prenait chez eux sans la leur demander. Il en était de même à Sainte-Quitterie : il avait une chambre pour la forme dans une de ses métairies, mais il prenait le plus souvent la table et le logement chez ceux de ses débiteurs qui mangeaient le plus gaiement ce qui leur restait ; en dehors de ses impôts, il ne dépensait pas dix écus par an. C’était un homme de cinquante ans environ, maigre, et dont le teint jaune et vert rappelait les tons de la racine de buis. Il portait le béret national, la veste courte, et de grandes guêtres qui lui allaient aux genoux. Il parlait peu, et sa physionomie offrait un caractère complet d’impassibilité. Il avait beaucoup aidé Frix à manger son héritage, et celui-ci avait plus d’une fois manifesté le désir de se venger.

Le lendemain de la fête d’Aire, Frix et Moucadour partirent et arrivèrent à Sainte-Quitterie au commencement de la nuit. En passant devant la Grande-Borde, ils entendirent de grands éclats de rire et un tumulte qui couvraient le son nasillard de la vielle. Ils s’approchèrent et virent que le sol était plein de monde (dans le midi, on appelle sol l’aire où l’on bat le grain). Jean Cassagne avait fait une besiao[1]. Quand un propriétaire est embarrassé par un travail devenu trop urgent, il invite tous ses voisins à l’aider. Chaque maison invitée envoie le plus jeune et le plus dispos de la famille, car il s’agit d’une fête encore plus que d’un travail, et si pendant le jour, sous les rayons ardens du soleil, il faut faner, faucher, moissonner ou battre, c’est après le travail que la vigueur des invités est le plus rudement mise à l’épreuve. Le soir, un festin gi-

  1. Besiao en patois veut dire voisinage.