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dire le titre de sa chronique. Un jour, Michel Kohlhaas part avec quelques chevaux qu’il va vendre à la foire de Leipzig, et se trouve arrêté sur sa route par une barrière qu’un petit seigneur féodal, Wenzel de Tronka, a fait établir près de son château. Il y avait bien des années que Michel Kohlhaas faisait le même chemin sans avoir rien vu de pareil ; mais le vieux seigneur de Tronka vient de mourir, et son fils, qui a besoin d’argent pour ses folies, a imaginé ce moyen de rançonner les voyageurs. Kohlhaas ne trouve pas que la chose fasse honneur au maître du château ; il se soumet pourtant, paie le droit, et se contente de regretter le bon vieillard qui ne levait pas tant d’impôts. Heureux le brave Michel s’il en était quitte pour si peu ! Point, après la rançon du voyageur, il faut payer les droits des chevaux, droits d’entrée, droits de sortie ; il faut avoir aussi maints papiers en règle. Bref, le seigneur de Tronka, d’accord avec le prince électeur de Saxe, son suzerain, profite de l’anarchie de l’Allemagne pour piller sans façon laboureurs et marchands. Kohlhaas, n’ayant aucun des papiers qu’on lui demande, est obligé de les aller chercher à Dresde et de laisser ses chevaux en otage sous la garde de son valet. Quand il revient, son valet a été chassé, et à la place des nobles et vigoureuses bêtes qu’il a confiées au seigneur de Tronka, on lui rend de misérables haridelles. Il a peine à les reconnaître, ses pauvres chevaux, tant ils sont exténués par de mauvais traitemens. Il veut protester, on le chasse. Il porte plainte au magistrat de Dresde, le magistrat est le complice du seigneur. Nous assistons enfin à une série d’iniquités qui révoltent la conscience de Michel. À qui s’adresser ? Dans le chaos de l’empire, au milieu des guerres religieuses et des prétentions féodales, la justice semble devenue impossible. Rien de plus touchant ici que les scrupules de Michel Kohlhaas, ses doutes, ses délibérations avec lui-même, l’enquête à laquelle il se livre avant de condamner en son âme et conscience le seigneur de Tronka. Il instruit l’affaire, examine les incidens, cherche des excuses au malfaiteur, fait subir à son valet, à celui qu’on a chassé, un interrogatoire rigoureux, et l’on voit qu’il voudrait, s’il était possible, mettre les torts de son côté, plutôt que d’accuser légèrement celui qui avait volé ses chevaux. Enfin l’iniquité est manifeste, et puisque la justice n’est plus, Michel Kohlhaas va faire office de juge. « Laisse-moi partir, dit sa femme Lisbeth, le seigneur de Tronka écoutera mes prières. Ce qu’il t’a refusé par un faux point d’honneur, il lui sera plus facile de me l’accorder : » — « Essayons ce moyen, » dit le patient et scrupuleux Michel. Lisbeth monte en voiture avec le valet Sternbald, et arrive à Tronkenbourg, mais ses prières ne réussissent pas mieux que les réclamations de son mari, et il faut lire ici la résolution suprême de Michel