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échapper à ces deux derniers fléaux, je me retire ordinairement dans mon obscur réduit, que j’obscurcis encore au moyen de ma couverture tendue devant la seule ouverture par laquelle le jour y pénètre. L’atmosphère y devient bientôt étouffante ; mais je préfère encore respirer cet air épais et ne pas ressentir les douleurs d’yeux cuisantes que m’occasionnent les reflets solaires… Je lis et relis la Bible, que mistress Probyn veut bien me prêter quand elle ne s’en sert pas elle-même ; mais, à travers les consolations que cette étude me prodigue, une amère pensée se glisse toujours : « Ces enseignemens, qui vous aideraient à mener une vie chrétienne, ne vous sont plus applicables. C’est à subir la mort en chrétien qu’il faut maintenant vous préparer… »

« Vers trois heures, chaque jour, Wuzeer-Singh vient me trouver. Je lui lis quelques pages des saints livres, et je prie avec lui en hindoustani… Deux heures plus tard, je m’arrange pour prendre un bain dans le hangar à bestiaux situé justement à côté de la maison. Le temps de me rhabiller, et déjà les ombres du soir s’allongent, et le dîner est servi sous la verandah. Ce repas consiste généralement en un plat de riz, des chupatties, et une sorte de légume indigène, fort aqueux, dans le genre du concombre, cuit dans son jus. De temps en temps l’occasion se présente d’acheter, soit un chevreau, soit un mouton, et alors le luxe des côtelettes vient décorer notre table modeste ; mais ceci est fort rare. À Rungepoorah, ni viande, ni riz. Nous étions strictement réduits à des poorees (la pire espèce des chupatties), du thé et du lait de buffles. Cette insuffisante alimentation nous rendait faibles et maigres, les enfans surtout. Le repas, dans de telles conditions, ne se prolonge guère. Nous demeurons ensuite réunis, et passons le temps à bavarder, à moins que nous ne sortions pour aller échanger quelques mots avec les thakoors, tandis qu’ils s’occupent à traire leur bétail. Dès qu’il fait nuit, la prière, et ensuite le lit, car nous n’avons aucune sorte d’éclairage, et dès lors rien de mieux à faire qu’à dormir.

« Notre sommeil est naturellement fort léger, car l’habitude d’être constamment au guet a donné à nos sens une acuité tout exceptionnelle. Le moindre bruit inusité, — fût-ce le frisson des ailes d’un oiseau voletant sur les arbres voisins, — suffit pour nous réveiller en sursaut. Il se passe rarement une nuit sans que nous entendions fort loin, dans la direction de Lucknow, le bruit de la grosse artillerie. Nous supposons que c’est le feu des troupes qui assiègent la résidence.

« Dimanche 9 août. — Un messager envoyé par Probyn du côté de Cawnpore revient, disant que Lucknovv est pris par les insurgés, et Cawnpore bloqué de manière à être bientôt forcé de se rendre. Vérification faite, cet homme nous a trompés indignement. Il est tout simplement resté chez lui après s’être fait payer son voyage.

« 11 août. — Hurdeo-Buksh nous a déclaré ce soir qu’il ne pouvait plus nous garder. Il faut ou que je parte pour Nynee-Tal, ou que j’aille avec les Probyn, qu’il veut expédier par terre à Cawnpore. Des messagers envoyés par lui ont préparé nos stations chez des amis, le long de la route. Jussah-Singh, entre autres, se charge de nous recevoir et de nous faire arriver sains et saufs au camp anglais. Probyn est fort effarouché de ce dernier nom. Jussah-Singh a été, dit-il, un des confédérés de Nana-Sahib. Il a été blessé en