Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 21.djvu/550

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

au contraire sur ce petit nombre d’Européens que le sort leur livrait ainsi ? Décidés tout à coup, ils firent volte-face et s’éloignèrent. Les Anglais partirent aussi à l’instant même, mais non dans la direction qu’ils avaient résolu de prendre. Ils attendirent que leurs sowars fussent hors de vue, et seulement alors marchèrent vers Puttialee. Dans l’après-midi, le hasard les dirigea vers un petit hameau, où ils arrivèrent épuisés par la chaleur et mourant de soif. Un vieillard auquel ils demandèrent un peu d’eau, prenant en pitié leur état misérable, leur apporta du lait et des chupatties[1]. C’était un ancien soldat de la compagnie, pensionné pour ses services dans l’Afghanistan. Jamais on ne put lui faire accepter le prix des modestes provisions qu’il avait mises à la disposition des voyageurs anglais. « Non, disait-il, vous êtes plus misérables que moi. Si jamais votre raj (empire) est rétabli, eh bien ! alors vous vous souviendrez du petit service que je vous rends aujourd’hui. »

Une fois rentrés à Puttialee, — ils étaient restés en selle vingt heures consécutives, — la nécessité de donner quelque repos à leurs montures y retint nos voyageurs une journée entière. Ils la passèrent à concerter leur départ. Maintenant qu’ils n’avaient plus d’escorte, chacun sentait qu’il fallait disperser un groupe trop nombreux pour marcher de conserve, et sur lequel son importance même devait attirer des poursuites plus acharnées. La séparation fut résolue. MM. Phillips et Bramley se décidèrent à repartir pour Agra. M. Edwards, ne pouvant ni quitter les compatriotes qui s’étaient placés sous sa protection, ni les imposer à celle d’autrui, prit au contraire le parti de revenir à Budaon, d’où il espérait pouvoir gagner les montagnes. Ce fut avec ce projet qu’il partit, dans la matinée du 7 juin, en compagnie de MM. Donald et de M. Gibson, se dirigeant vers ce même fort de Kadir-Chouk, qui avait été, après la traversée du Gange, leur première station dans le district d’Etah. Les routes étaient encombrées de paysans en armes qui, profitant de la licence des temps, avaient exécuté la nuit précédente un de ces pukars dont on a déjà parlé. Ils rentraient chargés de butin, et semblaient à peine prendre garde aux voyageurs européens. Quant aux villageois que ceux-ci trouvaient groupés à l’entrée de chaque bourgade, ils étaient encore moins hostiles. — « Quand, votre raj sera-t-il rétabli ? quand donc, dites ? demandaient-ils en toute révérence aux Européens fugitifs. Sera-ce dans dix jours ? dans quinze, voyons ? Nous sommes ennuyés, nous sommes las d’avoir à veiller, à nous garder sans cesse, toujours en alerte, toujours sous le coup du pillage. Ce n’est pas vivre. Il nous tarde que la paix et le bon ordre nous soient rendus. »

  1. Gâteaux indiens qui remplacent le pain.