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« J’étais dans ma prison à Versailles quand, le 5 novembre, j’appris le sort de l’infortuné duc d’Orléans. Il serait superflu de dire tout ce que j’éprouvai à cette occasion. Je ne croyais même pas qu’il eût été ramené de Marseille à Paris. Je sais qu’il est mort avec courage. En deux heures de temps, il fut jugé, condamné, exécuté. Un de mes domestiques rencontra par hasard la charrette où il se trouvait dans la rue du Roule, près du Pont-Neuf. Il savait bien qu’elle portait des condamnés, mais il fut accablé quand il reconnut le duc d’Orléans. Il y avait très peu de monde dans les rues jusqu’au moment où l’on gagna le Palais-Royal, et alors le peuple se réunit et se pressa autour de lui. Personne n’avait encore la moindre idée que le duc eût été mis en jugement. On l’arrêta durant dix minutes sous les fenêtres de son palais. D’après ce que me raconta mon domestique, le prince avait cet aspect grave qu’on remarquait chez lui autrefois quand il sortait pour quelque cérémonie. Il était fort poudré et avait très bonne mine. Il avait les mains liées derrière le dos et l’habit rejeté sur les épaules. Son habit était gris clair avec un collet noir. Quand la charrette s’éloigna du Palais-Royal, il lança sur la foule un regard d’indignation. Il ne témoigna aucune émotion et portait toujours la tête très haute jusqu’au moment où la charrette tourna pour entrer dans la place Louis XV. Alors, voyant l’échafaud tout devant lui, il pâlit, mais sans changer d’attitude. Trois autres prisonniers étaient avec lui dans la charrette : une Mme de Kolly, d’une grande beauté, femme d’un fermier-général, — un député de la convention, nommé Coustard, du parti de la Gironde, et un serrurier du nom de Brouce, qui avait fait une clé pour mettre quelques papiers en sûreté. Il était près de quatre heures quand on atteignit l’échafaud, et il faisait déjà sombre. Le duc fut exécuté le premier pour qu’on pût montrer sa tête à la foule. Il s’élança sur l’échelle, regarda fixement tous ceux qui l’entouraient, aida lui-même le bourreau à dénouer sa cravate, ne proféra point une parole et ne fit aucune résistance. »

On a vu dans quels lieux Mme Elliott avait appris ce tragique dénoûment. On ne s’étonnera point qu’avec cette chaleur de sentimens et de langage dont elle nous a donné quelques indices, les prisons se soient promptement ouvertes pour elle. A vrai dire, elle ne se bornait point à bien penser et à bien parler, elle mettait non moins d’ardeur et de dévouement à bien agir. Rien n’est plus attachant que la relation de toutes ces vicissitudes d’une fortune si diverse. Le 10 août, elle recueille chez elle trois ou quatre soldats suisses à qui elle sauve la vie: puis, effrayée de l’état de Paris, elle s’évade la nuit pour se réfugier dans sa résidence de Meudon, où elle se traîne seule, et les pieds ensanglantés, ayant dû faire toute cette route pierreuse dans des souliers de satin blanc. Durant l’effroyable journée du 2 septembre, elle n’hésite pas à rentrer à Paris sur une communication secrète, que sa présence pourrait y être utile à une personne très malheureuse. Arrivée dans sa maison du faubourg Saint-Honoré, elle apprend qu’il ne s’agit de rien moins que de venir au secours du marquis de Champcenetz, gouverneur des Tuileries, que depuis le 10 août on poursuivait et traquait comme une bête fauve dans tout Paris. L’infortuné proscrit n’était nullement de ses amis : il s’était conduit fort mal envers le duc d’Orléans, qui l’avait beaucoup protégé et servi au début de sa carrière. Mme Elliott ne s’en applique pas moins à sauver les jours du marquis au péril extrême des siens. Jamais peut-être