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tant les semions et les litanies pour aller contempler et applaudir avec un délire païen les gladiateurs au cirque. « Il en est ainsi des Français, dit-il. Il y a un mois, ils étaient unanimes contre la guerre. S’ils avaient eu une tribune et la liberté de la presse, il n’y aurait pas eu de guerre d’Italie… Mais le simple fait de la guerre a éteint les antipathies du peuple français… À peine le bruit des armes a-t-il retenti, à peine les manifestes ont-ils été affichés, que les visions de gloire et d’agrandissement territorial ont ébloui la nation. » Une telle critique est étrange de la part du Times. Certes le gouvernement anglais ne ressemble en aucune façon au gouvernement de la France. Toutes les dissidences politiques peuvent, de l’autre côté de la Manche, s’exprimer sans réserve. L’état de guerre n’empêche même pas les hommes politiques anglais de blâmer à l’occasion la politique belliqueuse de leur gouvernement. Pendant toute la durée des guerres de la révolution et de l’empire. Fox, lord Grey et leurs amis ont pu, sans que la sincérité de leur patriotisme fût mise en question, déplorer la guerre et recommander la paix à leur pays. Sous nos yeux, pendant la guerre d’Orient, M. Bright a bravé les sarcasmes de lord Palmerston et failli compromettre sa popularité en défendant la paix avec la candide et inflexible ténacité d’un disciple de William Penn ; mais la masse de la nation anglaise, dès que les armes britanniques étaient engagées, ne s’est-elle pas toujours précipitée dans la lutte avec cet emportement qui laisse la discussion en arrière, avec ce feu qui distingue les peuples de race ? Sans doute le philosophe ne peut se défendre d’un sentiment de tristesse devant cette sublime insouciance populaire qui abreuve de sa sueur et de son sang la sainte idole de l’honneur national ; mais cette tristesse est inséparable d’une sympathique admiration. Un des plus aimables écrivains de l’Angleterre, Goldsmith, a rendu d’une façon exquise, dans l’histoire de son vieux matelot, cette héroïque naïveté que le peuple apporte à la guerre, et cette joie patriotique qui est le seul profit qu’il retire des victoires nationales. Tout le monde vient de ressentir en France cette généreuse émotion que donne la vue d’un peuple de soldats partant pour les batailles, et couvrant le bruit des wagons qui les emportaient sous les accens de notre héroïque chant de guerre et de révolution, la Marseillaise.

Les prévisions de l’intelligence, telles que les expriment les premiers hommes d’état de l’Europe, et les pressentimens de l’instinct, tels qu’ils se manifestent dans l’émotion qui travaille tous les peuples du continent, sont d’accord sur ce point : — la guerre présente est le commencement d’une ère nouvelle dans la politique du monde. Nous cinglons vers un grand inconnu. Nous n’abdiquons point assurément dans ce voyage les lumières de la raison, qui, autant que possible, ne perd jamais de vue la réalité et ne s’éloigne pas du probable ; mais nous réclamons, nous aussi, notre part dans ces vagues et belles espérances dont tressaillent en ce moment tant de cœurs. L’espoir qui est notre viatique, c’est l’espoir qu’après avoir combattu pour l’indépendance des peuples, la France se sentira digne de la liberté. Néanmoins, tout en faisant aussi large que possible la part de l’imprévu dans les chances d’une si vaste entreprise, et sans oublier un instant parmi ces chances le succès des idées d’émancipation politique qui nous sont chères,