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sur le champ de bataille qu’une seule manière de vaincre, il y en a deux en politique, et la moindre des deux, c’est le succès matériel. Faire prévaloir ses principes dans les lois, c’est déjà quelque chose sans doute; mais ce n’est pas même la moitié du chemin : l’essentiel, c’est qu’une fois proclamés, ces principes répondent aux espérances de leurs amis et fassent mentir les craintes de leurs adversaires. Les grandes institutions politiques n’ont vraiment fait leurs preuves que quand elles ont fait taire par leurs bienfaits ceux qu’elles ont écrasés par leur puissance. Le suffrage universel a-t-il également satisfait à ces deux démonstrations? La seconde, de sa part, il faut l’avouer, aurait encore plus de valeur que la première, car, quand on a pour soi le grand nombre, il y a moins de mérite à être le plus fort qu’il n’y en aurait à être le plus sage.

Hâtons-nous de le dire : ici encore, si on s’en tenait à l’aspect extérieur et à la surface des faits, si on jugeait le suffrage universel en le regardant passer dans la rue, il aurait pleinement gagné son procès auprès de la raison comme auprès de la fortune. Son application répétée n’a produit dans nos cités aucune des scènes violentes que l’histoire nous avait appris à redouter de la multitude. Le peuple français a convaincu les plus incrédules qu’il pouvait descendre sur la place publique sans s’y enivrer ou s’y battre. Dans l’exercice d’un droit inespéré, il a déployé un calme inattendu. Mais la crainte des désordres populaires n’était ni la seule ni la plus pressante qui fît reculer les adversaires de Carrel devant l’extension illimitée du droit de suffrage. Des motifs plus sérieux les retenaient, ceux-là mêmes qui font hésiter encore aujourd’hui la noble Angleterre, bien que ses oreilles, faites au bruit de la tempête, ne s’effarouchent point des jeux bruyans de la liberté. Leur véritable crainte, c’était que le droit de suffrage accordé au hasard, prodigué à tout être humain, au seul titre de son existence, par le seul fait qu’il vit ou qu’il respire, ne laissât tomber le dépôt des libertés publiques en des mains peu soucieuses de le conserver et pressées de s’en défaire. Il importe ici, et grandement, pensaient-ils, de distinguer entre les bienfaits que la liberté donne et les devoirs qu’elle impose. Les bienfaits de la liberté, le droit de disposer de sa personne, de jouir de son travail, d’être respecté dans sa demeure et maître dans sa famille, c’est le patrimoine humain et comme la dot que Dieu a constituée à tout homme en l’envoyant en ce monde. Nul ne peut la lui ravir, et le despotisme qui la détient ou la dérobe est un état de vol permanent, contre lequel aucune prescription ne court. Aussi nombreux, aussi importans, mais plus complexes sont les devoirs de la liberté. Veiller à l’indépendance nationale contre la conquête, à l’indépendance intérieure contre l’usurpation, prendre soin de la grandeur et de la prospérité du pays, non-seulement défendre ses