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ties, le réduire par une synthèse vigoureuse à ses élémens les plus essentiels, et imposer l’attention au public tout à la fois par l’élévation, la profondeur, la netteté de ses idées et l’attrait d’une parole austère qu’émeut la formidable gravité des questions. Comment ne pas s’intéresser à un ouvrage, même un peu abstrait, où l’on rencontre dès le début des pages comme celle-ci ?


« Le livre entier qu’on va lire a été écrit sous l’impression d’une sorte de terreur religieuse produite dans rame de l’auteur par la vue de cette révolution irrésistible, qui marche depuis tant de siècles à travers tous les obstacles et qu’on voit encore aujourd’hui s’avancer au milieu des ruines qu’elle a faites.

« Il n’est pas nécessaire que Dieu parle lui-même pour que nous découvrions des signes certains de sa volonté ; il suffit d’examiner quelle est la marche habituelle de la nature et la tendance continue des événemens ; je sais, sans que le Créateur élève la voix, que les astres suivent dans l’espace les courbes que son doigt a tracées.

« Si de longues observations et des méditations sincères amenaient les hommes de nos jours à reconnaître que le développement graduel et progressif de l’égalité est à la fois le passé et l’avenir de leur histoire, cette seule découverte donnerait à ce développement le caractère sacré de la volonté du souverain maître. Vouloir arrêter la démocratie paraîtrait alors lutter contre Dieu lui-même, et il ne resterait aux nations qu’à s’accommoder à l’état social, que leur impose la Providence.

« Les peuples chrétiens me paraissent offrir de nos jours un effrayant spectacle ; le mouvement qui les emporte est déjà assez fort pour qu’on ne puisse le suspendre, et il n’est pas encore assez rapide pour qu’on désespère de le diriger : leur sort est entre leurs mains ; mais bientôt il leur échappe.

« Instruire la démocratie, ranimer s’il se peut ses croyances, purifier ses mœurs, régler ses mouvemens, substituer peu à peu la science des affaires à son inexpérience, la connaissance de ses vrais intérêts à ses aveugles instincts, adapter son gouvernement aux temps et aux lieux, le modifier suivant les circonstances et les hommes : tel est le premier des devoirs imposés de nos jours à ceux qui dirigent la société.

« Il faut une science politique nouvelle à un monde tout nouveau[1]. »


C’est à trouver les lois de cette science politique nouvelle que l’auteur de la Démocratie en Amérique consacre toute la vigueur de son esprit. Il constate que les sociétés modernes, telles que les a faites le christianisme, sont mues en politique par deux idées, deux sentimens, deux forces, l’esprit d’égalité et l’esprit de liberté ; que ces deux forces, souvent confondues ou vaguement distinguées avant lui (car nous ne prétendons pas qu’il les ait distinguées le premier), agissent dans un sens très différent et souvent contraire ; que l’une, l’esprit d’égalité, est jusqu’ici beaucoup plus puissante

  1. Tocqueville, De la Démocratie en Amérique, introduction, p. 9 et 10.