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à la vérité, comment cette responsabilité s’exerce, ni surtout comment elle s’accorde avec l’essence de la monarchie, et sans doute elle a raison. De telles contradictions du caractère national ne se concilient point par des articles de loi; c’est la force des choses qui les dénoue : Fata viam invenient.

Une autre question que les événemens ont fait grandir, — transformée, mais non résolue, — c’est celle-là même qui minait lentement le crédit de Carrel dans son parti, et qui troubla le sommeil de ses dernières nuits. Le socialisme, naissant en 1836, a depuis tenu la grande place dans la révolution de 1848. Pendant trois longues années, c’est lui presque seul qui s’est battu par la plume ; par la parole ou par les armes; il a noirci bien du papier et fait verser bien du sang. Vaincu, mais non écrasé dans cette lutte, il n’en est point sorti tel qu’il y était entré, ni tel qu’il apparut de très bonne heure à l’imagination alarmée d’Armand Carrel. Le socialisme est un phénomène complexe, mélangé de passions et de systèmes : passions anciennes comme le monde, systèmes nouveaux, ou du moins renouvelés. Ce n’est pas d’hier que l’inégale distribution des richesses, ce problème devant lequel le philosophe hésite et le chrétien s’incline, allume les ressentimens du pauvre et trouble le repos des cités. Du contact du luxe et de la misère, une flamme incendiaire a jailli de tout temps. De tout temps aussi, des rêveurs généreux ont bâti dans les airs l’édifice de sociétés imaginaires; mais presque jamais avant notre âge il ne s’était opéré d’alliance entre les systèmes des réformateurs et les passions soulevées de la multitude. Platon, Fénelon, Thomas Morus, n’ont jamais été chefs de faction; le nom de Salente ou d’Utopie n’a été inscrit sur aucun étendard d’insurrection. Ce qui a fait la force redoutable du socialisme de nos jours, c’est une forme intellectuelle et savante donnée aux éternelles convoitises du cœur humain; c’est par là qu’il a séduit de nobles cœurs et rangé sous son drapeau d’honnêtes infortunes. Quand une illusion sincère se mêle à des appétits violens, c’est un ferment qui fait lever toute la pâte. Carrel avait donc raison de redouter dans le socialisme une théorie ardente et armée.

C’est ce caractère que lui a enlevé la grande épreuve de 1848. Ce serait se flatter beaucoup d’imaginer que les passions socialistes aient cessé de souffler parmi nous parce qu’elles n’ébranlent plus les échos; elles ont reçu du vent des révolutions une trop forte impulsion pour ne pas gronder longtemps sous la main qui les comprime : 1848 a été pour les masses populaires une illusion noyée dans le sang. Jamais espoir plus inattendu ne fut suivi de plus cruelle déception. De cette fièvre d’espérances et de l’inflammation de cette blessure est restée une soif ardente qui ne saurait s’apaiser en un jour. Il y faut le temps; ce n’est pas assez : il y faut le traitement le