Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 21.djvu/387

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

les fentes des rochers, là roulant en cascades; plus loin, elle sort tout à coup d’un mamelon du coteau et vient tomber en éclats sur la pierre nue ou se perdre mollement sous la mousse[1].

Toute cette partie du Jura est peu habitée. Le long même des grandes routes, les villages sont fort rares; quant aux chaumières isolées, à peine l’œil en aperçoit-il quelqu’une de loin en loin sur le penchant des collines. Le second jour de notre excursion, n’ayant pu gagner avant le coucher du soleil la bourgade la plus voisine, nous nous arrêtâmes dans une de ces chaumières. La maisonnette était située au bord d’un ravin profond; elle était construite en bois et en terre, et couverte avec de légères lames de bois découpées en forme d’ardoises, qu’on nomme dans le pays tavaillons ou ancelles. Ces lames noirâtres descendaient le long des murs extérieurs et les enveloppaient dans toute leur étendue, de manière à les garantir de l’atteinte des pluies. Un groupe de sapins plantés alentour contribuait à prêter un aspect assez sombre à l’ensemble de ce petit paysage. L’intérieur de cette cabane, qu’occupaient un bûcheron et sa famille, n’était ce jour-là guère moins triste que le dehors, non qu’en y pénétrant on fût frappé par le délabrement de la misère. L’ameublement était fort simple, grossier même, mais propre. Les lits, rangés autour des murailles, étaient à demi cachés par des armoires luisantes; une table en cerisier, dont le rouge pâle rappelait celui de l’acajou quand il est nouvellement mis en œuvre, décorait le milieu de la chambre. Ce n’est pas non plus que le malheur, qui prend partout indifféremment ses victimes, se fût abattu à l’improviste sur cette modeste demeure. L’attitude silencieuse du père de famille et surtout les regards encore humides de la mère révélaient seulement qu’on y était sous l’impression d’une scène émouvante. Le matin même en effet, deux des filles du bûcheron, mariées la veille, avaient quitté le toit paternel pour aller habiter, suivant l’usage, chacune dans la famille de son mari. Quoique prévue, cette séparation, succédant de si près aux fêtes de ce double mariage, avait produit un déchirement cruel chez ceux qui restaient, et elle leur faisait trouver la maison bien grande. L’accueil empressé qu’on eût fait en tout temps à un étranger fut ce jour-là peut-être plus cordial encore. Mon arrivée soudaine apportait une diversion très opportune aux préoccupations de la famille. Gagné par la franche bonhomie de mes hôtes, je restai quelques jours avec eux, par-

  1. On sait que l’eau dans les montagnes est moins rare en été qu’en hiver. Les neiges, en se fondant au printemps, laissent à la terre une abondante provision d’humidité. A la fin de l’hiver au contraire, si les pluies se font attendre, comme cela est arrivé en 1857 et en 1858, toutes les fontaines se tarissent. Le montagnard en est réduit à faire fondre la neige sur le feu, sauf à n’obtenir ainsi qu’une boisson désagréable et malsaine.