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— Je songe, madame, que l’amour est une maladie universelle dans ce bienheureux pays... Je vais m’enfermer à la campagne : les fils du métayer voisin sont a dama; la fille est invaghita d’un vetturino de Florence... Je reviens en ville : mademoiselle votre nièce est éprise de M. Paroli; Mme Riiccellaï est folle de je ne sais qui!... Il n’y a évidemment que moi ici qui ne sois pas amoureux.

— Ayez la bonté de me dire s’il y a un plus grand bonheur sur la terre que celui d’aimer et d’être aimé, répliqua la marquise avec un soupir étouffé qui disait clairement que, si ce double bonheur lui échappait, elle n’en avait pas encore bien pris son parti. J’allais riposter par quelque fadeur, de peur de répondre par un traité de morale, lorsqu’un grand homme maigre, qui, pendant notre colloque, s’était assis de l’autre côté de la marquise, prit la parole : — Aimer, le plus grand bonheur! Vous oubliez, chère marquise, que la vengeance est le plaisir des dieux.

— Qui est-ce? demandai-je à l’oreille de ma voisine.

— Un Cerchi[1], me répondit-elle à demi-voix. Vous voyez qu’ils n’ont pas trop dégénéré.

Cette réminiscence quasi-mythologique, débitée sur un sofa avec un sourire, me semblait un bien pâle vestige du caractère implacablement vindicatif des contemporains des Uberti, de Dante et de Machiavel. Je laissai deviner mon sentiment à la marquise.

— Ne vous y trompez pas, me dit-elle. Sous ces apparences frivoles se cachent plus d’énergie et de vigueur morale que vous ne croyez. Les fortes qualités du caractère florentin vous paraissent perdues : elles ne sont qu’engourdies faute d’emploi, et le cas échéant vous les verriez revivre.

La marquise avait raison : les descendans des anciennes familles patriciennes de Florence n’ont pas trop dégénéré. A l’heure qu’il est, il y a des représentans de plus d’un nom historique parmi les volontaires qui sont allés sur les bords du Tessin chercher une revanche contre les héritiers de Charles-Quint, et c’est un prince Corsini, le marquis Lajatico, qui s’est courageusement mis à la tête du parti qui veut l’alliance de la Toscane avec la France et la Sardaigne.


A. DE METZ-NOBLAT.

  1. Rivaux de Donati, le premier chef des noirs; les Cerchi étaient à la tête du parti des blancs.