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monumens historiques, il rencontre les chefs-d’œuvre des trecentisti et des quatrocentisti, depuis le Byzantin Cimabué jusqu’au mâle et grave Ghirlandajo; au couvent de Saint-Marc, les peintures angéliques de Fra Giovanni di Fiesole; à l’Annunziata. Les fresques pleines d’une grâce aussi noble qu’attrayante d’Andréa del Sarto, le contemporain et presque l’émule de Raphaël.

Je ne me retrouvais pas impunément au milieu de toutes ces beautés. D’heure en heure je me sentais plus fortement dominé par le prestige de chefs-d’œuvre qui avaient enchanté ma jeunesse. Au moment de succomber à la tentation, de louer un appartement à Florence, je réussis à me dégager par un effort désespéré, et, me souvenant à propos du but tout spécial de mon voyage, je me précipitai d’un bond héroïque dans l’onde amère de l’économie sociale. L’obligeance d’un banquier toscan, pour lequel j’avais une simple lettre de recommandation, me facilitait singulièrement la tâche que je m’étais imposée. Avec cette amabilité et cette bonhomie charmantes qui sont l’un des traits distinctifs du caractère italien, M. Neri s’était empressé de mettre à ma disposition un casino situé à plusieurs milles de Florence. Il y venait lui-même passer la nuit à la fin de l’été et au commencement de l’automne, c’est-à-dire pendant la saison où la ville est abandonnée par tous ceux que n’y retiennent pas leurs allaires ou leurs fonctions; mais alors le mois de juin commençait seulement, et bien qu’il fit déjà une chaleur africaine, personne encore ne parlait de villégiature. Peu curieux d’agriculture, de chasse, de chevaux, plus amis du repos que du mouvement, gens éminemment sociables, essentiellement citadins par goût et aussi par tradition, car en eux il y a toujours un peu du Romain, les Italiens n’aiment guère la vie des champs. Ho poca smania per la campagna, me disait une belle dame; en quoi presque tous ses compatriotes lui ressemblent : vivre à la campagne n’est pas leur manie. Ils vont dans leurs terres à l’époque des récoltes, les petits propriétaires pour en faire le partage avec leurs métayers, les grands pour avoir l’air de surveiller le fattore qui, chargé de les suppléer, fait toute la besogne. Ils se comportent du reste dans leur villa ou leur casino à peu près comme à la ville, c’est-à-dire qu’ils s’ennuient à ravir et ne soupirent qu’après le moment du retour.

Le casino de M. Neri étant encore inoccupé, je pouvais accepter son offre sans craindre de le gêner. J’allai donc m’y installer sans retard. J’étais là à une petite lieue du bourg de Pontasieve, à l’ouverture de ce val d’Arno si célèbre dans les fastes de la Toscane, où se livrèrent tant de combats entre Florence et Sienne ou Arezzo. Des fenêtres de ma chambre je dominais le confluent de la Sieve et