Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 21.djvu/259

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

loin, et ne peuvent alléger par leurs vœux stériles la charge qui pèse sur sa conscience. Ils voudraient parvenir jusqu’à lui, mais le chemin leur est barré. Il en résulte que de lourdes fautes ne sont pas prévenues par un examen contradictoire. Nous en voyons trois grandes preuves dans l’histoire de la Russie. Lorsqu’un de nos grands-ducs eut l’idée fatale de partager son duché en apanages, aucune voix ne réclama au nom de l’état, qui se morcela, se divisa de plus en plus, et tomba sous le joug des Tartares ; la civilisation de la Russie en fut retardée de plusieurs siècles. Aucune voix ne réclama non plus, lorsque les derniers restes de la liberté des cultivateurs furent supprimés par les mesures de Boris Godounof et de Pierre Ier. Enfin, lorsque Pierre Ier établit sa capitale à l’extrémité la plus éloignée d’un empire organisé sur le système de la centralisation la plus absolue, il rencontra quelques réclamations en faveur de l’ancienne capitale ; mais en définitive, il trouva plus de soumission que d’opposition à ses vues, et réussit à rendre d’autant plus pénible pour ses successeurs l’administration de leur vaste empire. La possibilité d’immenses fautes est l’attribut obligé d’un pouvoir illimité. »

Nous ignorons quel sera l’effet de ce mâle langage. L’écrivain russe exprime la crainte que ses observations n’arrivent trop tard. « Il est probable, dit-il, qu’elles seront mises de côté devant un parti pris d’avance et dans un sens tout opposé. » Telle est la fatalité des gouvernemens absolus. Sans exprimer une opinion arrêtée sur la question en elle-même, le fonds des idées qui ont inspiré cet écrit et l’énergique liberté du ton nous ont paru également dignes d’estime ; nous ne pouvons croire qu’il soit tout à fait inutile. L’auteur lui-même n’est pas précisément sans espoir, car il paraît attendre quelque grand progrès de l’opinion publique en Russie. « Heureusement, dit-il, une nouvelle ère commence à poindre, et il y a lieu d’espérer que l’émancipation de la pensée suivra de près l’émancipation des paysans ; peut-être même la précédera-t-elle de quelques heures. » Nous aimons à rester sur cette espérance.


LEONCE DE LAVERGNE.



Considérations sur la Révolution française, par Fichte,
traduites pour la première fois par M. J. Barni ; Paris, Chamerot.


Certains esprits singuliers s’imaginent que, dans l’étude de l’histoire comme dans toute autre chose, la conscience n’est jamais de trop, et que, pour qui veut sincèrement connaître le passé de son pays, il n’est ni utile, ni honnête de s’obstiner, sous prétexte de patriotisme, dans l’erreur qui nous flatte et dans les mensonges convenus. Dussent-ils être traités de complices posthumes de Pitt et de Cobourg, de Blücher et de Castlereagh, ces gens-là se figurent que la justice la plus simple les oblige à chercher un moyen de contrôler l’histoire nationale, telle que nos historiens la racontent : ce moyen, c’est notre histoire écrite par des étrangers. Sans doute, ces derniers ont comme nous leurs préventions ; mais comparées aux nôtres, elles se neutralisent : la vérité peut sortir de cette confrontation. Si parfois