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a le double effet de pousser à la multiplication indéfinie de la population rurale et à la stérilisation du sol ; il vient nécessairement un point où le jeu simultané de ces deux facteurs amène une impossibilité radicale. Le partage complet de la terre entre les paysans n’allégerait que pour un moment l’embarras ; c’est l’assolement triennal qu’il faut combattre, quoiqu’on ait voulu l’élever aussi à la hauteur d’une institution nationale ; c’est le système général de culture qu’il faut changer.

On a vu quel misérable rendement on obtient aujourd’hui sur un sol qui passe pour des plus fertiles. Même dans les fameux pays de terre noire, la récolte moyenne ne dépasse pas trois ou quatre fois la semence, ou la moitié de ce qu’on obtient en France, le quart de ce qu’on obtient en Angleterre. Voilà où conduit la combinaison du communisme et de la servitude. Avec la même surface emblavée, la Russie pourrait nourrir deux ou trois fois plus d’habitans, mais à la condition de changer tous ses procédés de culture. Une telle perspective vaut bien un peu d’effort Qu’il soit dur pour les paysans de renoncer à leurs prétentions sur le sol et pour les seigneurs d’abandonner leurs droits sur les personnes, c’est possible ; mais les uns auraient en échange le premier des biens, la liberté, mère de l’industrie, dont on ne peut espérer les bienfaits sans en accepter en même temps les charges, et les autres la propriété absolue, avec ses chances et ses devoirs, mais aussi avec ses profits.

En résumé, le mémoire dont il s’agit tend à la constitution d’une puissante classe rurale, et sous ce rapport il nous paraît digne de sympathie. Nous savons en France, par notre propre exemple, quel vide laisse dans une société l’absence de cet élément. De sérieuses difficultés politiques s’opposent en Russie, comme partout où domine l’esprit de despotisme et de centralisation, à cette tendance salutaire. L’auteur se borne à les indiquer, mais il est facile de le comprendre à demi-mot. « Nous touchons, dit-il, à un moment curieux, celui d’une lutte acharnée entre la bureaucratie et la noblesse rurale. La bureaucratie s’est déjà prononcée catégoriquement sur la grande question du jour. N’étant pas elle-même propriétaire, elle est souverainement insoucieuse de l’ébranlement de la propriété territoriale et de la ruine des paysans ; elle y gagnerait même, car sa propre fortune dépend de ses appointemens et de la rapine, et le nombre des emplois salariés augmentera nécessairement, lorsqu’il y aura des millions de nouveaux droits à définir et à exploiter. Le combat que la noblesse rurale aura à livrer sera rude, et les forces seront inégalement partagées, car si d’un côté sont les connaissances spéciales, de l’autre se trouvent l’avantage de la position officielle, l’aplomb que donne la longue habitude de la dictature, enfin une foule de plumes mercenaires et habiles toujours prêtes à ériger le sophisme en axiome. »

Après ce tableau, dont les principaux traits pourraient trouver leur application ailleurs qu’en Russie, l’auteur fait appel au pouvoir suprême, à qui il adresse de consciencieux avertissemens. « La noblesse russe, dit-il, a toujours senti le besoin de parler librement à son souverain. Seul arbitre du sort de millions d’hommes, entouré d’un petit nombre de conseillers irresponsables, élevé lui-même à une hauteur immense au-dessus des multitudes qu’il gouverne, les esprits indépendans le contemplent de bien