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empressés de réduire ou de supprimer la part des considérations didactiques pour élargir singulièrement la part des révélations intimes. Sans parler de ces anecdotes controuvées qui ne servent qu’à grossir des libelles heureusement aussitôt oubliés que lus, les détails contenus dans certains livres sur l’histoire de l’art contemporain ont un caractère d’indiscrétion que ne sauraient excuser ni les franchises de la critique, ni même l’authenticité des faits ou des propos rapportés.

Nous ne prétendons pas que, dans l’examen d’un talent, il faille isoler absolument l’homme de ses œuvre s et ne tenir compte que de celles-ci : le pressentiment du caractère de l’artiste, un aperçu de ses habitudes morales et, jusqu’à un certain point, de sa vie, peuvent se rattacher utilement à l’étude de ses travaux; mais dénoncer jusqu’à ses faiblesses, jusqu’à ses emportemens de parole ou ses manies, surprendre non les secrets de ses ouvrages, qui appartiennent à tout le monde, mais les secrets de son foyer, qui n’appartiennent qu’à lui, c’est exagérer sans profit pour personne les droits du juge et la responsabilité des gens que l’on met en cause. On a dit quelquefois que tout héros cessait d’être tel pour son valet de chambre. Convient-il à l’historien de s’attribuer de gaieté de cœur l’office de celui-ci, et de déshabiller si bien les hommes dont nous connaissions seulement la gloire, que ni son regard, ni le nôtre ne puisse rien ignorer de leurs imperfections ou de leurs infirmités?

Parmi les écrits trop nombreux auxquels a donné naissance cette volonté de tout montrer et de tout dire, l’Histoire des Artistes vivans, par M. Théophile Silvestre, mérite d’être signalée comme le plus hardi à tous égards, et aussi comme l’expression parfois habile d’un système excessif et mauvais en soi. Contraste singulier en effet! Si âpre, si agressive qu’elle soit au fond, la franchise de M. Silvestre ne dédaigne ni les finesses ni même les subtilités littéraires. Ce mélange d’intentions regrettables et de formes choisies, ces témoignages de talent, mais d’un talent mal employé, nous donnent le droit d’être sévère pour l’Histoire des Artistes vivans. Nous n’essaierons pas de retourner contre l’auteur les armes dont il s’est servi, mais, sans abuser à notre tour de ce qu’il appelle quelque part son « libre procédé, » nous examinerons ses opinions sur les œuvres d’aussi près qu’il a cru devoir examiner les faits biographiques et les personnes.

Des onze notices que M. Silvestre a consacrées aux artistes de notre école, la biographie de M. Delacroix et celle de M. Barye sont les seules où la somme des éloges l’emporte ouvertement sur le blâme. Ici l’admiration est sans réserve, et l’on doit ajouter sans mesure, puisqu’elle exagère à la fois le triomphe des deux maîtres et la défaite de leurs rivaux. Que M. Delacroix et M. Barye méritent d’être comptés parmi les artistes les plus éminens de notre époque, voilà ce que personne à coup sûr ne s’avisera de contester. Suit-il de là que ces grands talens soient irréprochables l’un et l’autre, et nous faut-il trouver dans leurs œuvres le dernier mot, le mot unique de la peinture et de la sculpture françaises au XIXe siècle? Tout en rendant hommage à l’extrême sincérité, à l’exactitude savante avec laquelle M. Barye a restauré des types déformés par la tradition académique et l’esprit de système, n’est-il pas permis de dire qu’il a quelquefois dépassé le but, que ses