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Il faut barrer l’exportation, disent les orateurs et les écrivains qui puisent là leurs inspirations, il le faut dans l’intérêt du consommateur. Ce zèle pour les intérêts du consommateur a quelque chose de surprenant de la part des prohibitionistes. Il est piquant de leur voir prendre en main la cause du public consommateur. Pour la première fois de leur vie, ils ont cette heureuse pensée, et ils rendent ainsi à un des principes les plus essentiels de la science économique, qu’ils détestent, un hommage inattendu. Auparavant ils avaient des tonnerres d’applaudissemens pour des traités où l’on prouve ex cathedra que la cherté, dont le consommateur a le travers de se plaindre, est un bien pour la société, attendu que c’est l’origine et la rémunération d’un travail de plus[1]. Il semble donc qu’ils soient en voie, sans s’en apercevoir, de se convertir à cette doctrine, que le bon marché régulier et permanent est d’intérêt social et politique au premier chef. En un mot, monsieur Prohibant[2] a l’air de se convertir aux principes de l’économie politique... Nous le féliciterions de tout notre cœur, s’il en était ainsi; toutefois nous prendrions la liberté de le prier d’être conséquent. Vous trouvez, lui dirions-nous, qu’il est contraire aux intérêts et aux droits de la société qu’on expose le public à payer quelquefois le pain un peu plus cher; mais est-ce qu’il n’est pas contraire aux intérêts et aux droits du public consommateur de payer constamment très cher le fer et la fonte? Est-ce qu’il est d’utilité publique qu’on enchérisse artificiellement, et d’une manière permanente, par le moyen des lois de douane, les machines qui sont les auxiliaires obligés de la production de tous les objets que l’homme civilisé réclame pour son usage? Est-ce qu’il est d’intérêt public que certaines matières premières, comme les filés de coton, dont la mise en œuvre occupe tant de bras, et qui, une fois façonnés, répondent à une si grande variété de nos besoins, soient enchéris par l’intervention arbitraire du législateur, à ce point que les filateurs réalisent, comme on l’a souvent vu, des bénéfices de 25, 30, 40 pour 100? On a justement appelé la houille le pain quotidien de l’industrie : pourquoi faut-il que les combinai-

  1. C’est le fond de la doctrine de feu M. Le vicomte de Saint-Chamans dans son Traité d’économie publique, et de l’ouvrage bien plus récent de l’honorable M. Lequien, Du libre échange et des prohibitions douanières. Ce dernier ouvrage surtout a été comblé des éloges du parti.
  2. Je me sers ici d’un nom qui a été mis à la mode en 1827 par M. Le baron Charles Dupin pour désigner les partisans obstinés et intraitables du système ultrà-restrictif, ainsi qu’on peut le voir dans son livre intitulé le Petit Producteur, et spécialement dans le cahier du Petit Commerçant. Je n’ai pas besoin de dire que, de même que lui, je n’entends appliquer ce nom à personne en particulier, et que j’en fais la personnification du parti prohibitioniste tel qu’il apparaît dans ses manifestations collectives.