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toire contemporaine du commerce des grains nous fournira-t-elle quelques indications concluantes. Nous avons dans notre propre histoire le moyen de comparer le régime de la liberté au régime de l’échelle mobile, car l’échelle mobile est si peu une panacée, que dans les circonstances graves on s’empresse de la mettre au croc, comme une défroque usée. Nous sommes aujourd’hui en possession de la liberté d’importation depuis le décret du 18 août 1853[1]. Les blés sont restés chers en France depuis cette époque, jusqu’à ce qu’en 1857 la Providence nous ait envoyé une récolte extraordinaire, supérieure de 13 millions d’hectolitres, selon la statistique officielle[2], à tout ce qui s’était vu jusque-là. A ce compte, l’année 1858, pendant laquelle les importations restaient libres, aurait dû être marquée par un abaissement sans exemple. Or le relevé officiel démontre bien qu’en effet en 1858 le blé a été à bas prix; il a cependant été notablement plus élevé qu’à d’autres époques où l’échelle mobile répandait ses bienfaits prétendus, et où la récolte avait été bien moindre. Ainsi la statistique officielle constate, à côté de 16 fr. 75 cent., prix moyen de 1858, les prix de 1834 et 1835 que j’ai déjà indiqués, savoir 15 fr. 25 cent, et 15 fr. 25 cent., ainsi que ceux de 1849, 1850, 1851, qu’on a pu voir plus haut, et que je répète : 15 fr. 37 c, — 14 fr. 32 c, — 14 fr. 48 c, et aussi ceux de 1822, 1825, 1826, qui sont de 15 fr. 59 c., — 15 fr. 74 c., — 15 fr. 85 c. Voilà ainsi huit années où, avec une récolte moindre et sous l’égide de l’échelle mobile, on a eu des prix plus écrasés qu’avec la liberté.

La pratique qui a été faite de l’échelle mobile, et qui s’est plus que suffisamment prolongée, a révélé dans ce mécanisme des défauts et des vices qui sont assez nombreux, et dont le plus saillant est celui-ci : dans les années de disette, l’échelle mobile retarde les approvisionnemens qu’on aurait besoin de faire en blés étrangers, par un motif que depuis longtemps le commerce a signalé, et sur lequel vingt personnes ont insisté dans l’enquête. Les pays qualifiés de producteurs sont loin de nous : il faut beaucoup de temps pour envoyer, surtout des ports de l’Océan et de la Manche, des navires jusqu’au fond de la Mer-Noire, ou dans le Danube, ou jusqu’à Alexandrie. D’ailleurs le résultat d’une mauvaise récolte n’est pas connu immédiatement: on hésite, on tâtonne, dans un pays comme le nôtre, où le commerce des grains n’est pas régulièrement organisé dans ses rapports avec l’étranger, puisque jusqu’ici l’échelle mobile l’a empêché. Un certain délai se passe dans l’indécision après

  1. La liberté ou plutôt la faculté d’exportation, suspendue en 1854, n’a été rétablie qu’en 1857 (décret du 10 novembre).
  2. Voyez le troisième volume de l’Enquête, tableau n° 1, page 3 du volume.