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pas voulu seulement faire un roman, il a voulu faire un livre vrai; il ne s’est pas borné à la peinture des passions, il a été obligé de rendre hommage à la morale. Dans les momens scabreux, dans le récit des actions coupables, il abaisse le ton de sa voix, d’ordinaire pleine d’ampleur, de sonorité et de confiance, et murmure sourdement la triste vérité. Un petit filet de religion, — bien petit et bien léger, il est vrai, — serpente à travers tout le livre. L’influence d’une littérature de plus en plus démocratique se fait sentir dans ce beau et dramatique récit. Aujourd’hui, l’auteur donne ses personnages pour ce qu’ils sont; il y a vingt ans, peut-être leur aurait-il hardiment donné l’absolution, et les aurait-il préconisés comme des héros dignes d’être imités. C’est un progrès de la morale publique dont nous félicitons la littérature anglaise. Cependant, tels qu’ils sont, vicieux, coupables, criminels même, ces personnages sont loin de nous déplaire, car ils peuvent nous donner indirectement une certaine leçon morale, à laquelle l’auteur anglais, préoccupé d’un public plus scrupuleux que notre public français, n’a certainement pas songé. Ils sont faits pour inspirer le dégoût des héros de notre présente littérature romanesque et dramatique. Ils nous apprennent que lorsqu’on veut commettre le mal et pratiquer le vice, il faut au moins avoir un grand air et une belle tournure. Lorsqu’on veut aller à la damnation, il faut prendre au moins ses mesures pour être un grand damné, et avoir droit à quelque pittoresque et dramatique supplice. Mieux vaut nager dans les flots embrasés du Phlégéton, être enseveli dans une tombe de soufre, et voler éternellement fouetté par les furieuses tempêtes de l’enfer, que de croupir dans quelque marais du Cocyte ou parmi ces herbes grasses et fétides qui, au dire du père d’Hamlet, pourrissent sur les rivages du Léthé.


EMILE MONTEGUT.