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M. Vieuxtemps a passé l’hiver à Paris. Il a donné quatre séances de quatuors dans la salle Beethoven, passage de l’Opéra, qui ont été suivies par les artistes et les amateurs les plus distingués. On connaît le talent de M. Vieuxtemps ; comme violoniste, il est de premier ordre. Il a la puissance du son, un admirable coup d’archet, un beau style toujours soutenu, une justesse irréprochable et une bravoure qu’aucune difficulté n’arrête. Ses compositions ne sont pas des arrangemens de virtuose, ce sont des œuvres méditées et bien écrites qui survivent à la fête du jour, et qui méritent l’estime des connaisseurs. Dans le quatuor, qui exige avant tout de l’égalité et de la soumission, M. Vieuxtemps nous a paru un peu trop prépondérant, ne s’occupant pas assez de ses partenaires, qui, à la vérité, lui étaient trop inférieurs. Il en est résulté que souvent le premier violon dominait plus que de raison, qu’il absorbait tout l’intérêt du morceau, et que l’harmonie des quatre parties disparaissait sous la sonorité et la bravoure du principal exécutant. C’est un défaut qui a été généralement remarqué, et que M. Vieuxtemps a dû s’entendre reprocher. Néanmoins le succès de l’artiste a été grand dans ces belles séances de quatuors, surtout dans l’exécution de la Chaconne de Bach, morceau piquant, où il faut autant de délicatesse dans la main gauche que de force et d’égalité dans les mouvemens de l’archet. Après les séances de quatuors, M. Vieuxtemps a donné aussi quatre grands concerts avec orchestre dans la salle Herz, qui ont été bien plus intéressans. À la première soirée, qui a eu lieu le 2 février, M. Vieuxtemps a exécuté son grand concerto en ré mineur, qui est une composition remarquable par l’élévation du style et par la manière dont l’artiste a traité la partie instrumentale. L’andante religioso, d’un sentiment profond, est suivi d’un scherzo très original, et le tout est couronné par une marche finale d’un beau caractère. M. Vieuxtemps a exécuté ce concerto avec une puissance de sonorité, une netteté et une assurance remarquables. Son succès a été immense et mérité dans les quatre concerts, tant comme virtuose que comme compositeur, et M. Vieuxtemps a pu, ainsi que M. Rubinstein les années précédentes, dédaigner le silence qu’ont gardé à son égard des écrivains jaloux qui ont perdu toute autorité sur l’opinion publique.

Après M. Vieuxtemps, l’artiste le plus distingué qui se soit fait entendre à Paris cette année, c’est M. Hans de Bulow, gendre de M. Liszt et fils d’un écrivain connu qui a figuré avec honneur dans la seconde école romantique venue après Herder, Schiller et Goethe. M. de Bulow est jeune, intrépide, très éclairé et fort confiant dans la musique de l’avenir. Il a reçu des conseils, je crois bien, de M. Richard Wagner, l’auteur fameux du Lohengrin et du Tannhaüser, ce qui n’empêche pas M. Hans de Bulow d’être un pianiste de talent, dont la réputation nous a paru justement acquise. Il a donné deux concerts dans la salle Pleyel, qui ont été suivis par un public d’élite dont Meyerbeer faisait partie. Au premier concert, M. de Bulow a exécuté d’une manière remarquable un concerto dans le style italien de Bach, qui nous a émerveillé. Cette musique, dont les principaux effets consistent dans le rhythme et dans l’harmonie, convient admirablement au talent sévère de M. de Bulow, qui a plus de force et de précision que de sentiment. C’est pourquoi il a été moins heureux dans quelques morceaux de Chopin, dont il n’a pas très bien compris le style ondoyant et divers, comme dit Montaigne.