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son cœur celui qui ne cessait de la faire souffrir. C’était un cas de légitime défense, et lorsque je me plains, je suis hors de l’équité.

Ne vous imaginez pas cependant que je sois toujours aussi calme. J’aime Annunziata plus que jamais, et maintenant je hais Lélio. Des jalousies réelles et vivantes me déchirent. J’ai des angoisses vraies, qui ne sont point, comme celles d’autrefois, une pâture jetée aux besoins d’une imagination maladive. Parfois, dans certains mauvais jours, ma souffrance s’exaspère, la blessure de mon cœur se rouvre, le sang coule, ma volonté succombe, et ma pauvre tête éperdue rêve d’effroyables vengeances, car mon regard, doué d’une perspicacité maudite, traverse les espaces, franchit les distances, et alors je les vois tous les deux, elle et lui, heureux, tranquilles et délivrés enfin de ma présence. C’est elle, cette beauté si douloureusement regrettée, qui pose devant lui pour la statue de Judith. Lorsqu’il est fatigué de son travail, ils vont ensemble se promener sur le bord de la mer; elle l’appelle : « Mon Lélio chéri, » et il me semble que souvent ils rient de moi. La nuit, ah! c’est horrible! dans son cœur, je crois voir mon image, toujours morte et pleurant en songeant au passé. Parfois Lélio la regarde avec pitié; puis, se tournant vers Annunziata, il lui dit : « Je t’aime. » Dans ces heures-là, je pense à ma tante, qui me disait : « Garde tes forces pour l’avenir!... » Mais elles s’épuisent, mes forces, et mon malheur augmente tous les jours. Quand je me rappelle ces heures où j’invoquais la mort pour fuir les fantômes qui me poursuivaient, où je me croyais l’être le plus misérable de la terre, où je pleurais, où je levais à poing vers le ciel en maudissant la vie, je trouve que ces souvenirs ont une douceur reposante qui émousse les regrets acérés qui me déchirent, et je me dis alors : « Ah! c’était le bon temps! »

Pour guérir, j’ai tout mis en œuvre; j’ai montré ma blessure aux docteurs de l’Allemagne : ils n’y ont rien compris, et ils ont secoué la tête en se frappant le front d’un air railleur. Vos médecins de Paris sont très habiles et vos femmes sont charmantes; mais ni les uns ni les autres n’ont pu rien pour moi. Le soleil de l’Orient m’a laissé insensible; au milieu des ruines de Thèbes, je maudissais Lélio, et sur les colonnes des temples de Balbeck j’écrivais le nom d’Annunziata. Je suis revenu dans ma patrie plus désespéré peut-être que je ne l’avais quittée, toujours accompagné de mon vieux Giovanni, qui seul prend pitié de mon mal et voit cette blessure que les autres s’obstinent à nier. C’est par son conseil que j’ai consenti à faire une dernière épreuve et à me confier aux soins du docteur D... Celui-là du moins ne se rit pas de ma souffrance, il la traite avec la sérieuse attention qu’elle mérite, et je compte bien guérir entre ses mains, s’il plaît à Dieu, comme disent les musulmans!...