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— Vois comme il est bon ! me dit Annunziata quand nous fûmes seuls. Cette bonté me faisait bien monter quelque rouge au visage; mais Annunziata riait si fort et si bien de mes scrupules, que je finissais par ne plus écouter leurs conseils. — Eh ! après tout, pensais-je, puisque les circonstances et les hommes semblent s’entendre pour protéger mon amour, pourquoi donc ne m’y abandonnerais-je pas sans contrainte, et serais-je plus sévère que le sort?

Je n’étais pas plus sévère que le sort, mais j’étais injuste pour les joies qu’il m’envoyait, car souvent je me les troublais moi-même. J’avais été jaloux de l’amitié, jugez si je devais l’être de l’amour. Quelque ombrageux pourtant que fût mon caractère, rien dans Annunziata ne pouvait l’inquiéter; sa vie était transparente comme ces ruisseaux d’eau vive qui laissent apercevoir le gravier de leur lit. Seul j’en constituais l’intérêt et la préoccupation. Cela aurait dû suffire à me rendre tout à fait heureux; je l’étais aussi, mais non sans un certain effort. Maître du temps présent, qui m’appartenait tout entier, il m’arriva souvent dans mes rêveries de me retourner vers le passé, et de me sentir envahi par des doutes déchirans en pensant que le cœur d’Annunziata avait peut-être tressailli jadis à des tendresses où j’étais étranger. Singulière contradiction d’un esprit maladif ! On eût dit que ma nature, ingénieuse à souffrir de toute chose, avait besoin d’un contre-poids douloureux pour rétablir son équilibre ébranlé par le bonheur! La pensée d’Annunziata ne me quittait pas; je marchais avec elle vers les pays rayonnans qu’elle m’avait ouverts, et parfois, au milieu des rêves éperdus où m’emportaient des espérances que promettait la réalité, je m’arrêtais tout à coup. — A-t-elle eu des amans? me disais-je. Tout mon bonheur présent disparaissait alors, d’insupportables angoisses m’affaiblissaient, et je m’absorbais dans de grands chagrins que les gaietés de ma chère maîtresse ne réussissaient pas toujours à faire évanouir.

Mille bruits, échos des commérages ordinaires aux petites villes, m’avaient souvent fait bondir le cœur. Plusieurs fois j’avais tenté en vain d’interroger ma tante, qui, selon sa coutume, était restée ironiquement muette, et j’avais beau me dire que nul droit ne m’appartenait sur un passé où je n’existais pas encore: je ne m’en agitais pas moins.

— Tu n’as jamais aimé que moi, n’est-ce pas? m’écriai-je un jour en saisissant les mains d’Annunziata.

— En doutes-tu, cher Fabio? me répondit-elle.

Mes regards la dévoraient, et, malgré la joyeuse placidité de son visage, il me sembla voir dans ses yeux des ombres railleuses qui passaient en ricanant, ombres que j’évoquais pour mon malheur, et qui bientôt allaient prendre un corps réel, visible et presque