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la crise que traverse aujourd’hui la littérature de nos voisins, c’est précisément que tout y est confondu. Plus d’une fois néanmoins il est arrivé à la littérature germanique de se perdre tout à coup, et de se retrouver ensuite pleine de vigueur et d’élan. Un des caractères heureux de cette crise, c’est l’effort même que tente l’Allemagne pour revenir à une situation meilleure, et qu’on voit se reproduire avec trop de persistance, dans des directions trop variées, pour douter d’une prochaine guérison.


I.

Commençons par la poésie, la poésie pure, celle qui chantait tant de suaves Lieder, il y a vingt-cinq ans, dans les vallées de la Souabe et de la Thuringe. Il reste encore plus d’un souvenir de ces partitions printanières : Uhland et Rückert sont toujours là; mais soit que l’inspiration ait cessé de les visiter, soit qu’ils se sentent isolés au milieu des générations nouvelles, on n’entend plus leur voix. Ce sont toujours des noms aimés, ce ne sont plus des chefs qui aient action et autorité sur la foule tumultueuse des survenans. Heureux du moins les poètes illustres qui n’ont pas compromis leur gloire! Ce silence où ils s’enferment, et même l’espèce d’abandon qui en est la suite, ne coûtent rien à leur dignité. Calmes et graves sous leurs cheveux blanchis, ils peuvent se dire : « Nous avons accompli notre tâche; aux nouveau-venus de prendre la parole, et voyons s’ils vaudront leurs pères. »

Si ces nouveau-venus ne donnent pas des successeurs aux Uhland et aux Rückert, aux Justinus Kerner et aux Anastasius Grün, ce n’est pas la bonne volonté qui leur manque. On ne se plaindra pas que l’étude de la poésie soit abandonnée en Allemagne, que le matérialisme envahisse tout, que l’industrie et la spéculation détournent les jeunes esprits de la recherche de l’idéal : l’armée des poètes, je veux dire des candidats à la poésie, va grossissant de jour en jour. Il y a une phrase moqueuse de Pline sur ces années d’abondance où les faiseurs de vers, on ne sait pourquoi, pullulent tout à coup : Magnum proventum poctarum annus hic attulit. En Allemagne, depuis quelque temps, ces années exceptionnelles sont les années communes. Ce que j’admire en vérité, c’est qu’il y ait des critiques uniquement occupés à dépouiller tous les mois cette interminable correspondance en strophes et en rimes. J’ai vu à Augsbourg un spectacle qui m’a vivement frappé : cinq écrivains, cinq publicistes, gens d’esprit et de savoir, sont réunis dans un ancien couvent de carmélites, et passent leur vie à lire des dépêches, des lettres, des études, qui leur arrivent chaque jour de tous les