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Pour toute réponse, le docteur tira de sa poche la lettre que don Ramon lui avait confiée le matin même, et il la présenta à don Ignacio : — Prenez et lisez !

À mesure qu’il avançait dans la lecture de cette lettre, le visage de don Ignacio se colorait d’une rougeur plus intense. Quand il l’eut achevée, le papier lui échappa des mains, et il se laissa tomber sur un fauteuil dans un état complet d’insensibilité. Luisa et le docteur s’empressèrent de le rappeler à lui ; Mercedès, prenant dans ses mains la tête de son père, l’embrassa avec ardeur, comme si elle eût voulu profiter de son évanouissement pour lui demander pardon de ce qu’il souffrait à cause d’elle. La belle et orgueilleuse jeune fille, à peine sortie de sa rêverie profonde, comprenait qu’une humiliation inattendue atteignait don Ignacio dans ses plus chères illusions.

Dona Mariana, en sa qualité de grand’tante, avait ramassé la lettre tombée aux pieds de son neveu, et tandis que celui-ci reprenait ses sens, elle la parcourait à haute voix et la commentait : — Eh bien ! mes enfans, votre cousin don Ramon se marie,… que dis-je ! il est marié… Ah ! je comprends ta désolation, mon pauvre Ignacio… Il a épousé la fille d’un Godo !… Il va donner sa démission du service militaire et vivre de ses revenus,… ou plutôt de ceux de sa femme… Voilà un garçon sensé, et que les préjugés n’empêchent pas de saisir son bonheur là où il le trouve. En vérité, sa lettre est très joliment tournée, et j’y vois des complimens faits galamment à l’adresse de ses aimables cousines… Il est content, on le devine à son style. C’est tout naturel, une femme riche, de l’indépendance…

— Ma tante, dit tout bas Mercedès, grâce pour mon pauvre père ! Ne voyez-vous pas combien il souffre ?…

— Ah ! oui, je l’ai dit, les femmes sont sans pitié comme les enfans, murmura don Ignacio en ouvrant les yeux. C’est une trahison, les Godos se donnent le mot pour mettre le siège devant ma famille ; mais, sur l’honneur, je me défendrai chez moi comme jadis j’ai défendu contre eux le sol de la patrie… Luisa, ma bonne fille, donne-moi ta main, que je me lève ; docteur, aidez-moi à marcher !… Et c’est vous, vous que j’avais accueilli comme un ami, c’est vous, docteur, qui venez jeter une pareille bombe au milieu de ma maison !…

— Ma chère nièce, laisse-le parler, ne l’interromps pas, disait la tante Mariana à Mercedès, qui n’avait à coup sûr aucune envie d’entrer en discussion avec son père, la colère est pour les hommes ce que sont les pleurs pour les femmes… Ça les soulage…

Mercedès jetait sur son père des regards effrayés et n’osait toucher sa main. L’autorité paternelle, contre laquelle elle avait lutté jusqu’à devenir à moitié folle, lui paraissait, vaincue et terrassée par la douleur, digne de tout son respect ; mais les paroles douces