Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 20.djvu/162

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Lorsque les solutions de sucre ou sirop de canne sont évaporées sur le feu ou par la vapeur circulant dans un double fond de la chaudière, si l’on arrête l’évaporation lorsque le sirop ne contient plus que 12 ou 15 centièmes d’eau, le refroidissement lent ou rapide du liquide sirupeux donnera des cristaux gros ou menus ; mais si l’on continue à faire chauffer et bouillir le sirop jusqu’à ce que toute l’eau se trouve vaporisée, le sucre, au lieu de former des cristaux, éprouve une sorte de fusion et prend toutes les formes qu’on veut lui donner, soit en le coulant dans des moules, soit en l’étendant en plaques sur le plan uni et légèrement lubrifié d’une table de marbre. Avant de devenir solide, dur et fragile par le refroidissement complet, il conserve une certaine ductilité, puis une souplesse qui permettent de l’étirer en fils, en torsades, de le découper à l’emporte-pièce, de le rouler en cylindres et de le courber ou tordre de façon à lui faire prendre les formes variées, parfois gracieuses, des grandes pièces de dessert qui décorent nos tables. Néanmoins les objets divers en sucre coulé ou roulé que l’on désigne par les noms de sucre d’orge, de pomme, etc.[1], ne gardent pas très longtemps leur transparence ; ils se troublent au bout de quelques semaines et deviennent par degré complètement opaques. Ce phénomène ne résulte pas, comme on pourrait le croire, d’une altération des qualités du sucre : c’est bien plutôt le retour spontané à ses propriétés naturelles et à ses formes cristallines, attributs des corps bien définis et non organisés[2]. Quant à l’opacité survenue dans la masse du sucre en ce cas, elle n’est qu’apparente, car chacun de ses minimes cristaux, isolément examiné à la loupe ou sous le microscope, apparaît diaphane. L’opacité de la masse résulte du retrait et de la séparation des particules, qui, laissant une mince lame

  1. Dénominations qui tirent leur origine de ce qu’autrefois on employait soit une infusion d’orge, soit du jus de pomme au lieu d’eau, pour dissoudre le sucre destiné à confectionner ces produits. On attribuait alors des vertus rafraîchissantes à ces liquides. Ces propriétés paraissent incertaines aujourd’hui. Les fabricans sont d’autant mieux disposés à n’y pas croire que l’emploi de l’eau simple est moins dispendieux et leur donne des produits plus beaux, plus transparens et moins colorés.
  2. Ce sont des phénomènes analogues, des cristallisations spontanées ayant une grande importance, parfois même une haute gravité, qui se manifestent dans d’autres corps solides simples ou composés. On voit par exemple le soufre trempé (coulé très chaud en minces filets dans l’eau froide) devenir mou et translucide d’abord, puis opaque, dur et fragile, — les compositions vitreuses, de transparentes et homogènes lorsqu’elles étaient en fusion, acquérir une opacité notable en passant à l’état cristallin, — le fer changer spontanément aussi sa texture fibreuse, produite à dessein par le corroyage ou l’étirage, en une texture cristalline qui lui enlève une grande partie de sa ténacité. Ainsi s’expliquent la rupture des essieux de voitures et de ces ponts suspendus en tringles ou fils de fer, tous fatalement destinés à tomber un jour, entraînant dans leur chute des pertes énormes et quelquefois d’irréparables malheurs.