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que s’il fût né dans la société brahmanique ; la princesse eût fait pour l’or tout ce que son mari eût entrepris pour défendre la hiérarchie féodale. La pauvre Éléonora avait donc contre elle non-seulement l’irrésolution de celui qu’elle aimait à considérer comme son fiancé, mais encore les penchans les plus impérieux de la race à laquelle elle appartenait. Elle s’avançait au milieu d’une mer semée d’écueils, sans autre protection que sa naïve bonté et l’appui de parens presque aussi candides et aussi inexpérimentés que leur fille.

Adalbert essayait de rassurer Mlle de Haltingen avec ces sophismes dont les amans sont prodigues. Il lui disait que s’il s’était jusqu’alors montré timide envers le prince Eberhard, c’est que, n’ayant aucun intérêt sérieux à défendre, il avait cru devoir se réserver pour des luttes où il faudrait protéger ses affections. Il ajoutait qu’après avoir fait tant de concessions au despotisme de son père et à l’avarice de sa mère, il était convaincu qu’ils ne voudraient pas le réduire au désespoir, quand il s’agirait d’une alliance avec une des plus vieilles familles de l’Allemagne. Il lui renouvela toutes ces assurances un soir de printemps qu’ils s’étaient rencontrés dans le jardin où le prince Jean, aujourd’hui roi de Saxe, travaillait à ses doctes commentaires sur Dante. Ce jardin, dont l’entrée était interdite au public, était situé derrière la maison où demeurait Éléonora. Les rossignols, cachés dans des bosquets de roses, mêlaient leurs notes harmonieuses à ces protestations d’Adalbert, et la sérénité du ciel d’azur qui brillait sur la tête des deux amans semblait les convier aux douces espérances de la jeunesse. Le futur successeur d’Eberhard parlait cependant de ses projets de résistance avec un ton si calme et de ses plans héroïques en termes si froids, que la jeune fille frémit involontairement à la pensée d’une lutte entre ce paisible jeune homme et le rude général de Leipzig. Trop fière pour s’imposer à une famille incapable de rendre justice à ses grandes qualités, elle ne fit rien pour encourager Adalbert à défendre son amour.

Au moment, où toute la ville parlait du prochain mariage du prince héréditaire de *** avec Mlle de Haltingen, se trouvait à Dresde un gentilhomme français, qui ne tarda pas à se lier étroitement avec Eberhard. Adalbert de son côté prêta bientôt aux boutades du marquis de C…, grand ennemi de la révolution et surtout des mésalliances, une oreille trop complaisante. Malgré le dédain affecté des Allemands pour « l’esprit superficiel » des Gaulois, ils en subissent involontairement l’influence. Quoiqu’ils soient bien décidés en théorie à mépriser tout ce qui leur rappelle les traditions de Voltaire, leur candeur est trop grande pour qu’ils ne soient pas à chaque instant