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sions l’une après l’autre. L’on commence par le mépris à cause de leur obscurité, on les envie ensuite, on les hait, on les craint, on les estime quelquefois et on les respecte. L’on vit assez pour finir à leur égard par la compassion. » Ainsi alla le monde : — quand Turcaret entrait en prison, Frontin allait faire souche d’honnêtes gens, — jusqu’à ce que la révolution française, directement provoquée par ces désordres financiers, enveloppât tous les coupables, gouvernement et société, dans le même effroyable châtiment.

Nous sommes arrivés aujourd’hui, toute réserve faite sur la différence des temps, à un de ces momens où l’ancien régime recourait, contre les malversations des financiers, à l’expédient des chambres de justice. Un grand nombre de gérans de sociétés en commandite sont en prison, et l’on va voir se dérouler devant les tribunaux tous les scandales d’une série de spéculations éhontées sur la crédulité du public. Débauche de charlatanisme, piperie des annonces, immorales complaisances de ces conseils de surveillance où les Cléobules de notre temps briguent des places avant d’épouser les filles de nos Sylvains, inventaires falsifiés, dividendes prélevés sur le capital, dilapidation des épargnes de pauvres ignorans alléchés par d’illusoires bénéfices, voilà l’histoire d’un grand nombre d’entreprises dans lesquelles se fait maintenant le jour de la justice. Nous sommes dans la période répressive, et il y a lieu de craindre que, par une de ces réactions familières au caractère français, le crédit des grandes entreprises conduites par des hommes d’une probité et d’une habileté éprouvées ne souffre des scandaleuses révélations qui se produisent devant les tribunaux. Quand nous jugeons dans son ensemble l’histoire de cette période dont la triste péripétie s’accomplit sous nos yeux, nous ne pouvons nous empêcher de regretter que la presse ait été dépouillée de sa puissance préventive au milieu de pareilles circonstances. Personne ne niera que, lorsque le courant des affaires embrasse les intérêts publics, lorsque les promoteurs des entreprises font appel aux capitaux de la foule et les réunissent par le lien de l’association, il n’y ait lieu à exercer un contrôle en faveur du public sur les sollicitations qui l’assiègent. Ce contrôle préventif, qui est en mesure de l’exercer ? Ce n’est pas la justice ordinaire ; elle n’intervient que pour réprimer lorsque le mal est fait. Ce n’est assurément pas le gouvernement ; il ne pourrait se mêler de ces combinaisons sans attenter à la liberté de l’industrie et sans contracter des responsabilités dangereuses et indignes de lui, en s’exposant à la chance d’empêcher le bien ou de favoriser le mal. Il n’y a que la presse, reflet des impressions publiques, qu’elle éprouve par ses discussions, qui puisse remplir cette mission de sauvegarde sociale ; mais la presse n’aura jamais ni le courage d’affronter, ni la force de surmonter les périls et les dégoûts inséparables d’une pareille tâche, si elle est atteinte dans son principe vital, l’indépendance politique. Il ne faut pas croire, et l’expérience l’a déjà enseigné à plus d’un observateur des faits contemporains, que la suspension des libertés garanties n’aurait d’autres conséquences que de fournir plus de force à un pouvoir qui voudrait accomplir sans contradiction ce qu’il regarderait comme une mission supérieure, ou n’aurait d’autre inconvénient que d’alanguir une société qui chercherait dans le silence l’oubli de frayeurs exagérées. La suspension des libertés garanties sert malheureusement à