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cœur comprend, se révèle surtout dans l’un de ces tableaux : nous parlons de la Mignon rêvant à son pays. Celle qui aspire au ciel, à la patrie céleste, pose un peu trop devant le spectateur ; elle est moins simple, plus agitée, et au fond moins passionnée que l’autre. La moins connue, c’est la troisième, la Mignon retrouvant son père. Elle n’est, à peu de chose près, qu’une répétition de la première, avec addition d’une figure qui n’ajoute rien à l’effet.

Nous voici maintenant (toujours en pleine poésie allemande, représentée cette fois par Schiller) devant des sujets tout différens. Ils ont peut-être moins d’attrait et la gravure les a moins répandus, ce qui n’empêche pas que le peintre y déploie, selon nous, des qualités encore plus grandes et plus fortes. Ici, point de figures de femmes, point de gracieux visages, point de larmes d’amour ; des pleurs encore, mais des pleurs de vieillard, des pleurs de désespoir. C’est Eberhard, le vieux comte de Wirtemberg ; hier il rudoyait son fils, il s’indignait qu’il eût cédé au nombre et quitté vivant le champ de bataille ; il ne lui permettait pas de s’asseoir à sa table, et pour se séparer de lui tranchait la nappe de son couteau : aujourd’hui le voilà vainqueur ; son honneur est vengé, son camp triomphe, il doit être content. Que fait-il donc, seul dans sa tente, les yeux en feu et les joues ruisselantes ? Il pleure devant le corps mort de son fils. — Ces deux scènes, si bien tracées dans la ballade, ont inspiré à Scheffer les deux compositions les plus mâles et les plus énergiques qui soient sorties de son pinceau. Elles sont écloses à plus de quinze ans de distance et c’est par la dernière qu’il avait commencé. Il n’a fait le Coupeur de nappe que vers 1850 ; le Larmoyeur remonte à 1834. On le vit au Salon de cette année, et maintenant il est au Luxembourg avec les Femmes souliotes. Soit mauvaise qualité de la toile, soit abus du bitume comme matière colorante, ce tableau est déjà gravement altéré. La seule partie qui n’ait pas trop souffert est heureusement une des plus belles, c’est la tête et le corps du jeune guerrier couché dans son armure. On peut aussi, en se plaçant bien, découvrir encore quelque chose de l’admirable tête du vieux comte ; mais tout le reste n’est plus qu’un enduit obscur et raboteux. Ary Scheffer, qui savait le prix de cette composition, n’a pas voulu qu’elle fût perdue. Vers le temps où il a fait le Coupeur de nappe, il a refait le Larmoyeur, et cette répétition est une œuvre nouvelle qui laisse l’original à distance. Les dimensions de la toile sont plus heureuses, les jambes du jeune homme ne sont plus coupées par le cadre, il s’étend de toute sa longueur ; puis le ton du tableau est moins sombre, moins uniforme, le faire en est plus fin et plus égal. En 1834, Scheffer essayait encore des procédés les plus divers en fait de coloris, et ce sujet lugubre l’avait comme entraîné dans les